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honnêteté. Et puis qui sait ? Peut-être trouvait-elle un secret plaisir à apprivoiser par de bienveillantes paroles cet homme redouté, devant lequel les plus hardis de la paroisse baissaient la tête.

De son côté, Mathurin Tue-Bique éprouvait un véritable bonheur à s’entretenir quelques instans, et à la dérobée, avec Jeanne l’ouvrière. Il la suivit donc du regard jusqu’à ce qu’elle eût disparu avec sa compagne derrière un pli de la route. Les deux jeunes filles marchaient vite, et elles eurent bientôt atteint la métairie des Hautes-Fougeraies. À peine arrivées, elles se mirent à leur travail avec ardeur. Grâce à ses fines aiguilles anglaises, Jeanne avançait en besogne avec une extrême rapidité ; Annette, jalouse de ne pouvoir aller aussi vite, se hâtait, et dans sa précipitation elle se piquait les doigts à toute minute. Feignant de ne pas s’apercevoir de la maladresse de celle-ci, Jeanne chantait à demi-voix et travaillait si régulièrement, que l’ouvrage semblait fondre sous ses doigts. Quand l’heure du repas fut arrivée et que tous les gens de la métairie, maître et maîtresse, servantes et serviteurs, — y compris Pierre Gringot, le garçon de charrue, pâle et souffrant de ses émotions de la nuit, — furent rassemblés autour de la table : — En vérité, Jeanne, dit la mère de famille avec un accent de satisfaction, en vérité je te savais bonne ouvrière ; mais aujourd’hui tu as travaillé comme une fée…

— Dites plutôt comme une sorcière, la métayère, interrompit Annette, rouge de dépit et les yeux pleins de larmes. Elle m’a forcée de m’arrêter avec elle pour souhaiter le bonjour à son meneux de loups, qui lui a donné des aiguilles ensorcelées… Moi, j’ai refusé son cadeau, et il s’est vengé !

— Annette, répliqua Jeanne, piquée au vif, tu es une mauvaise langue… Jamais je n’irai en journée avec toi.

— La paix, les filles ! dit la métayère avec autorité. Si vous ne pouvez pas vous souffrir, on ne vous fera plus travailler ensemble… Toi, Jeanne, tu as tort de parler au meneux de loups, un vagabond, un homme qui ne connaît ni le jour, ni la nuit ! On m’avait bien dit que tu causais avec lui quelquefois, mais je ne voulais pas le croire.

— Après le tour qu’il m’a joué hier au soir, dit à son tour Pierre Gringot, je ne lui parlerai que pour lui adresser les complimens qu’il mérite. Sans lui, je serais rentré à la métairie en même temps que les autres, et on ne m’aurait pas attendu ce matin pour aller aux champs, car enfin je m’en revenais tranquillement, honnêtement…

— À quelle heure ? interrompit Jeanne avec une certaine affectation.

— Dame ! à l’heure où l’on ferme les cabarets. Il n’était pas dix