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parfois le dimanche, dans les premiers temps de son installation à La Grisolle, d’ouvrir les tiroirs du meuble et de plonger les mains dans cette collection de riches frivolités qui lui rappelaient encore les fêtes du passé. En les touchant du bout des doigts, Marthe entendait les ritournelles de la valse, elle voyait les lumières blanches des bougies tombant à flot des lustres étincelans, elle respirait l’atmosphère brûlante du théâtre et du bal. Un jour elle sentit ses yeux devenir humides ; elle referma les tiroirs précipitamment et ne les ouvrit plus.

Rassurée au point de vue matériel, Marie n’était pas plus mal à La Grisolle qu’à Rambouillet. Peut-être même éprouvait-elle dans cette retraite un sentiment de bien-être qu’elle n’avait jamais connu au même degré. Les importuns, les étrangers ne lui disputaient pas sa sœur ; elle la voyait à tout instant. Elle avait emporté sa petite bibliothèque, composée de bons livres, où son esprit trouvait une nourriture délicate, sa musique, qui la consolait et lui rendait charmantes les heures de la solitude ; rien ne l’enlevait aux choses qu’elle aimait. Après une matinée donnée aux travaux d’aiguille, auxquels dès sa première enfance elle était pliée, et que les magnifiques horizons ouverts autour d’elle égayaient, elle cherchait dans la lecture et le chant une occupation plus idéale et en savourait avec délices tous les enivremens. Le volume et le piano étaient ouverts auprès de la corbeille pleine de linge ; elle caressait du regard ces compagnons de sa jeunesse, et le soir elle avait dans Marthe et M. Pêchereau les auditeurs qu’elle aimait le plus. Ce bonheur lui suffisait. Elle ne comprenait même pas à certaines heures que Mme d’Orbigny ne se fût pas établie à la campagne, où elle aurait pu s’affranchir des devoirs qu’exige le monde. Cette profonde quiétude étonnait Marthe, qui parfois, du coin de l’œil, observait sa sœur, tandis que Marie, un instant tirée de son travail, regardait la forêt prochaine toute baignée de clartés ou fouettée par la pluie. — Ne s’apercevra-t-elle jamais que nous sommes seules ? pensait-elle alors. Par contre, le rayonnement lumineux dans lequel Marthe avait si longtemps vécu s’était en partie dissipé ; elle voyait mieux autour d’elle et comprenait par une tardive réflexion ces nuances de caractère et ces tendances d’esprit particulières dont Mme d’Orbigny, qui ne pensait guère non plus, avait eu l’intuition. Marie, si l’on peut s’exprimer ainsi, vivait en dedans : pour être heureuse dans la plénitude du mot, il ne lui fallait que la plus modeste aisance dans une retraite ignorée et quelqu’un qui la partageât ; mais cette retraite, cette aisance, Marie eût été incapable de les conquérir. Un obstacle l’effrayait : la résistance la surprenait sans force, elle s’embarrassait dans les détails quotidiens de l’existence, et se montrait d’une timidité singulière dans toutes les choses qui tiennent aux