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couru environ un demi-quart de lieue, il découvrit l’espace sauvage et désolé qu’on nommait dans le pays la Lande-aux-Jagueliers[1]. Au bord de cette lande, entourée de trois côtés par une futaie séculaire, s’élevait une petite maison que tout le monde connaissait et devant laquelle personne n’aimait à passer. Cette maisonnette d’une construction bizarre, assise près d’une mare aux eaux sombres dans laquelle se reflétait son image, entourée de vieux saules aux troncs grimaçans, ne ressemblait point à une habitation de laboureur ; elle avait un aspect mélancolique et triste. Pierre Gringot, sûr de son chemin et pressé de rentrer à la métairie, n’avait plus qu’à marcher droit devant lui, et il allait affronter le voisinage de cette maison mystérieuse, dont le toit de chaume, tout hérissé de joubarbe, ressemblait assez au dos d’un porc-épic. Il fit donc quelques pas en avant, mais un hennissement partit du milieu des saules penchés sur la mare et à peine éclairés par les premiers rayons du soleil. Un cheval couleur de feu, semblable à celui qu’il avait enfourché la veille au soir, lui apparut subitement, traînant au pied la chaîne de son entrave. À cette vue, le jeune gars épouvanté se mit à fuir à travers champs, malgré les douleurs qu’il ressentait dans tout son corps. Aussi ne pouvait-il plus se tenir debout quand il arriva à la métairie des Hautes-Fougeraies.


II. — LES DEUX COLOMBES.

Si Pierre Gringot, au lieu de se jeter à travers champs comme un fou, eût continué de marcher dans la route, il n’aurait pas tardé à y être rejoint par deux jeunes filles, ouvrières du bourg, qui allaient travailler en journée à la métairie des Hautes-Fougeraies. Elles se hâtaient, les jeunes filles, et trottaient comme deux perdreaux, droit devant elles, sans promener à droite et à gauche des regards égarés, mais calmes et silencieuses, ainsi qu’il convient à des jeunesses honnêtes et bien élevées. Quand elles furent à cent pas environ de la maisonnette dont nous venons de parler, Annette, la plus jeune, dit à sa compagne : — Est-ce que nous allons passer devant la porte du meneur de loups ?…

— Pourquoi pas ? répliqua Jeanne. Que veux-tu qu’il nous dise ?

— Je vais toujours mettre mon pouce dans ma main, ajouta Annette, pour conjurer les sorts qu’il pourrait me jet(!r. Tiens, le vois-tu ? Il ouvre sa fenêtre, il a les yeux rouges comme du feu, et des cheveux qui ressemblent aux poils de notre chien…

— C’est vrai qu’il a l’œil vif et les cheveux longs comme les

  1. Nom que l’on donne aux ajoncs dans les provinces de l’ouest.