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— C’est pourtant vrai que c’est jeune ! murmura Francion, dont la colère partit en fumée.

— Ça n’a guère plus de vingt ans, répondit la Javiole.

— Eh bien ! c’est dit, j’irai, répliqua Francion.

— Ah ! méchant frère, m’as-tu fait de la peine ! s’écria la Javiole, qui se jeta dans ses bras.

— À demain ! reprit Francion gaiement.

Il siffla Jacquot et s’éloigna.

Francion tint parole ; son petit déménagement ne fut ni long ni difficile ; il n’avait guère à lui que son chien, son fusil, sa vieille carnassière et un coffre de bois blanc vermoulu dans lequel il serrait ses hardes et ses munitions. Les deux chaises, la table, le grabat et la cabane appartenaient à un petit propriétaire qui les lui cédait en location pour vingt écus par an. Le lendemain, dès l’aurore, Francion était à l’ouvrage. À midi, la Javiole le présenta à Marthe ; le braconnier avait arrêté déjà un garçon de ferme, réparé vingt mètres de clôture et dégagé le potager des mauvaises herbes qui l’encombraient. — Quant aux lapins, dit-il, j’ai du plomb à leur service, et on leur fera voir qu’on sait les manger. — La Javiole voyait tout en rose et jurait que rien ne leur manquerait plus.


V.

À ce moment de sa vie, on était alors au mois de novembre 1845, Marthe éprouvait une sorte d’étourdissement ; le besoin de tout voir par elle-même, de tout arranger, de tout surveiller, l’obligeait à une activité qui n’était pas précisément celle à laquelle on l’avait habituée. Il lui fallait plier son esprit à une prévoyance et à une minutie de détails qui l’eussent fort étonnée au temps de sa prospérité, si elle en avait vu la pratique chez les autres. Le coup de vent qui l’avait emportée de Paris à la province et de la province dans la campagne la laissait debout et libre, mais ne lui permettait presque pas de réfléchir. Elle ne tenait pas beaucoup, pour tout dire, à descendre en elle-même, dans la crainte d’y trouver un sentiment de regret qui l’aurait attristée. Les natures les plus saines, les plus droites, les plus vaillantes, ont leurs heures de rêveries ; la méditation, un retour vers le passé pouvaient y faire tomber Mlle de Neulise, qui ne voulait pas succomber à la tentation. Cet air que respirait sa sœur n’était pas le sien et l’aurait affaiblie. Elle ne savait donc pas si elle était heureuse ou seulement résignée ; elle vivait et n’avait pas le temps de s’interroger. Une faiblesse, quelque chose d’indéfinissable, peut-être un sentiment de reconnaissance lui avait fait serrer dans un grand meuble toutes les robes et tous les ajustemens dont elle s’était parée dans ses jours de prospérité. Il lui arrivait