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la guerre politique et étrangère : il s’en irait faire la guerre sociale pour son propre compte, tuant et massacrant les propriétaires et les fermiers, sans distinction de race ni de croyances. On marcherait précédé, suivi, accompagné par le meurtre. Le désordre serait plus funeste que la résistance, et l’on reculerait d’horreur. En même temps l’Irlande du nord resterait ferme, et dans toutes les parties du pays il y aurait des gens qui se défendraient, non pas comme on se défend dans une guerre étrangère, où on laisse au gouvernement le soin d’organiser la résistance, mais comme on se défend dans une guerre sociale. Une partie de l’Irlande occupée, la force de l’Angleterre ne serait pas atteinte, et il suffit de jeter les yeux sur une carte pour savoir qu’on ne peut rester en Irlande sans être maître de la mer. Aucun champ de bataille ne serait plus mal choisi. Laissons de côté les idées d’agression comme les idées de rébellion, les unes et les autres ne sont pas destinées à devenir des faits, et gardons notre haine contre l’oppression pour les pays où l’oppression existe.

Qu’on veuille bien ne pas opposer aux idées que je viens d’émettre le remarquable ouvrage de M. de Beaumont et le livre touchant qui a fait connaître à la France Robert Emmet. L’ouvrage de M. de Beaumont n’a rien perdu de son mérite; on doit l’étudier pour connaître le passé de l’Irlande et pour comprendre son présent. Je pense tout ce qu’a écrit M. de Beaumont sur l’Irlande, et je crois que, s’il revoyait aujourd’hui l’Irlande, il penserait ce que je viens d’écrire. L’auteur de Robert Emmet est, si je ne me trompe, plus sensible aux souvenirs des combats livrés pour la liberté qu’à ceux de la bataille de Clontarf. Son cœur déteste toutes les oppressions, il aime toutes les libertés. Il ne voudrait en aucun cas que la liberté fût sacrifiée aux réminiscences d’un désordre ou d’une tyrannie indigène. J’irai plus loin, j’oserai dire que, si les grands patriotes d’Irlande vivaient aujourd’hui, ils mépriseraient un mysticisme équivoque qui perpétue la misère et propage le crime. Ils n’avaient pas l’esprit incertain ni le cœur timide, ces hommes généreux qui ont donné leur vie à leurs principes et à leur patrie. De même qu’ils se sont révoltés contre l’oppression, ils se rallieraient à la liberté; ayant voulu faire une révolution, ils accepteraient la révolution faite; ils ne porteraient pas dans la paix les sentimens de la guerre. L’Irlande était esclave et elle est libre; elle succombait sous la misère et elle se relève de la détresse. Si le présent est encore douloureux, elle n’a pas connu de passé égal à l’avenir qui se prépare. Le temps est venu de mettre bas les haines et de renoncer à l’espérance d’exterminer quiconque n’est pas de sa race ou de sa foi.


JULES DE LASTEYRIE.