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tré les bandes d’émigrans; j’ai entendu les cris de ceux qui partaient et les cris de ceux qui restaient. Quiconque a entendu retentir ces yells sauvages sait ce qu’est la douleur, et ne peut être insensible aux malheurs de l’Irlande; mais la cause première de l’émigration a disparu: le prix des subsistances n’est pas à cette heure en Irlande plus grand qu’ailleurs, et le prix de la main-d’œuvre n’y est pas moindre. L’Irlandais peut vivre sur le sol natal. Loin de favoriser l’émigration, les propriétaires et les fermiers s’effraient de la réduction du nombre des bras. Si l’émigration continue, c’est à des causes nouvelles qu’il faut l’attribuer. L’Irlandais a maintenant deux patries : au-delà des mers, il trouve des compatriotes, des parens, des amis; il porte en Amérique et en Australie ses espérances d’un meilleur sort; son imagination l’y appelle. On doit cette justice à la nation irlandaise : de toutes les nations de l’Europe, elle est la plus sensible aux affections de famille; l’Irlandais qui fait fortune au dehors n’est heureux que si ses parens partagent son sort; il envoie des secours, paie le passage, attire à lui. Dublin est, relativement à l’émigration, dans la même condition que New-York ou Boston; on va d’Irlande en Amérique comme on va de la Nouvelle-Angleterre dans le Far-West. Ce ne sont pas maintenant les plus pauvres qui s’embarquent; ce sont les ouvriers d’état et les domestiques, ceux qui ont une industrie ou un pécule, ceux dont le sort est assuré et qui cherchent un sort meilleur. Je l’ai déjà dit dans la Revue[1] : ce n’est plus la misère de l’Irlande, c’est la richesse du Canada, des États-Unis et de l’Australie qui provoque l’émigration irlandaise.

Ainsi l’Irlande est libre, et elle secoue quelque peu l’étreinte de la misère. Est-elle apaisée, satisfaite, loyale dans le sens anglais du mot, c’est-à-dire attachée à son gouvernement? Apaisée, oui; satisfaite, non; loyale, en actes peut-être, pas en paroles. Les dernières élections se sont passées tranquillement; à peine s’il y a eu une émeute, ou, comme on dit dans ce pays, un outrage. On voit (chose remarquable en Irlande) se former dans un grand nombre de lieux des sociétés agricoles où s’assoient, à côté les uns des autres, des propriétaires, des régisseurs et des fermiers, des protestans et des catholiques; mais le ton des Anglais à l’égard de l’Irlande est toujours détestable, et les Irlandais répondent au dédain par la menace. A peine a-t-on débarqué, on entend bourdonner le mécontentement. J’étais en Irlande cet été. Je pris un bateau sur la Lifey le lendemain de mon arrivée. Aussitôt que le batelier eut reconnu que j’étais étranger, il me dit : « Vous venez, monsieur, dans un pays tourmenté par le despotisme. La police exige que chaque barque ait

  1. Du 1er août 1853.