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puisque seul il l’employait comme intermédiaire auprès de mistress Lee. Pourquoi celle-ci lui avait-elle remis la bague? On ne pouvait guère le deviner; mais il était bien démontré pour la femme de charge que M. Wyndham avait dû la recevoir des mains de « mylady, » et cela, le jour même du meurtre, soit avant, soit après, ce qui impliquait la présence de cet homme dans le château, puisque mistress Lee elle-même n’en avait pas franchi le seuil.

L’enchaînement de ces circonstances avait quelque chose d’écrasant. Encore fallait-il leur donner cette sanction matérielle qui, devant un jury anglais, ne fait jamais impunément défaut à la plus irréfragable logique. Un témoin, un seul, manquait encore, qui eût vu entre les mains du meurtrier lui-même cette bague accusatrice dont l’emploi était si clairement établi. Les jurisconsultes à qui mon frère soumettait un à un, à mesure qu’il les groupait, ces formidables élémens d’accusation, lui demandaient encore ce complément des charges déjà existantes. Son infatigable ténacité le lui procura. Le pawn-broker ches qui la bague avait été mise en gage existait encore. La richesse exceptionnelle du dépôt effectué chez lui dans l’après-midi du 12 septembre, les soupçons passagers qu’il avait conçus en cette occasion, tout contribuait à lui rendre très distinct, malgré le laps de temps écoulé depuis lors, le souvenir de cette transaction, consignée d’ailleurs sur ses registres. Il se tenait pour certain de reconnaître le gentleman qui d’abord avait fait présenter la bague, puis, sur la demande expresse du pawn-broker, était venu en personne s’en déclarer le propriétaire, et enfin, quelques jours après, s’était présenté avec les fonds nécessaires pour en opérer le retrait.

Le réquisitoire se trouvait dès lors lié dans toutes ses parties. La tâche de Godfrey était remplie. La tête de son ennemi lui appartenait. Sa joie eût égalé son triomphe, si la pitié réelle que je lui inspirais ne fût venue tout à coup la troubler, la lui rendre amère. Quant à hésiter, sur ce qui lui restait à faire, ceci n’était pas dans sa nature. Ni les muettes supplications de Christine, ni la conscience du mal qu’il m’infligeait, de l’irréparable sacrifice auquel j’allais sans doute être condamnée, ne pouvaient balancer chez lui le double instinct du devoir et de la vengeance. Pouvais-je donc m’en étonner, moi qui si souvent l’avait appelée de tous mes vœux, cette réparation tardive? — Sang pour sang!... avais-je crié bien des fois dans mon implacable justice. Eh bien! il allait couler, ce sang dont j’avais eu soif. En étais-je donc plus heureuse?