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où nous nous reverrions? Et cependant il était sûr qu’un jour le sort nous rapprocherait, qu’il retrouverait alors tout entière cette amitié si précieuse, et à laquelle, de près comme de loin, il se plaisait à rattacher sa vie, aujourd’hui si désolée.

— Eh bien! remarqua Christine, à qui je crus aussi devoir montrer cette lettre, il est dommage que les bavardages d’une petite Française vous aient empêchée autrefois d’aller à ce bal où on voulait préparer votre mariage avec cet aimable jeune homme... Cette lettre est d’un brave cœur et d’une généreuse nature.

— Oui, répondis-je, mais vous oubliez que je suis une Lee, et que lui est un Wyndham.

— En somme est-ce un obstacle infranchissable?... Roméo était un Montecchi, Juliette une Capulet, et pourtant... Après cela, tout dépend de votre manière de voir.

Ainsi parlait-elle dans son heureuse ignorance, et je ne pus lui répondre que par un sourire dont elle ne comprit pas l’amertume.

Rien ne vint rompre pour moi l’insignifiante uniformité des mois qui suivirent. En y reportant ma mémoire, je n’y trouve que vestiges effacés, apparitions vagues et fugitives, mirages estompés et sans relief. A certaines époques de la vie, — je suppose que cela n’est pas arrivé à moi seule, — on est à peine de ce monde, on n’y tient par aucun lien puissant, par aucun intérêt de premier ordre. On ne vit pas même par curiosité, comme je ne sais quel personnage issu de la fantaisie d’un poète; on vit par habitude, et sans savoir au juste pourquoi. J’en étais là. Mes journées s’engrenaient l’une dans l’autre, mécaniquement, comme les dents d’un rouage d’horlogerie, avec moins de bruit peut-être, mais tout autant d’impassible régularité. Christine elle-même, — et Dieu sait quelle paisible nature c’était! — ne comprenait pas que cette immobilité, cette monotonie, faites pour un vieillard revenu de tout, pussent aussi bien s’adapter à mes vingt et un ans dans leur plein épanouissement. Quelquefois elle en plaisantait, quelquefois aussi elle était tentée de me plaindre, et ce fut avec une vraie joie qu’elle me soumit un jour l’invitation d’une cousine de Godfrey, mistress Elliott, qui nous priait de venir passer chez elle, à Londres, la fin de ce qu’on appelle «la saison. »

Examen fait de cette obligeante proposition, il demeura constaté que nous pouvions l’accepter sans scrupule. Mistress Elliott était une personne âgée, un peu égoïste, et qui, en nous appelant ainsi, songeait surtout à remplir le vide laissé chez elle par l’absence momentanée d’une nièce à elle, sa compagne ordinaire. Nous étions donc certaines de lui rendre au moins l’équivalent du service qu’elle nous rendait à nous-mêmes en nous enlevant pour deux ou trois