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Smith sans avoir pu tirer d’elle des renseignemens bien précis sur la résidence actuelle de sa cousine. Godfrey, à qui je rendais compte de ce petit désappointement, m’écoutait à peine. Le parc l’absorbait tout entier; il reconnaissait l’un après l’autre les sentiers, les arbres, les bâtimens. Bientôt je fus, comme lui, sous le charme. Tout me semblait rapetissé, mais rien n’avait perdu l’aspect des anciens jours. C’étaient les mêmes gazons, les mêmes charmilles, les mêmes corbeilles de fleurs, les mêmes bouquets d’arbres exotiques, aux angles du perron les mêmes massifs de beaux arbustes à verdure persistante. Chaque plate-bande, chaque allée me racontait quelque détail de mon enfance, et je reconnus la place même où l’on m’avait trouvée en possession de ces poires qui avaient tant suscité de querelles entre ma mère et Godfrey. Lui, de son côté, me montrait, non sans un amer sourire, l’endroit où, ignominieusement chassé, il était monté à cheval pour quitter à jamais la résidence de famille. Une fois à l’intérieur des appartemens, ses impressions semblèrent devenir de plus en plus pénibles, et, perdu dans un sombre dédale de tristes souvenirs, il ne semblait plus s’apercevoir que j’étais là. Je me rapprochai de lui, et quand ma main s’appuya doucement sur son épaule, un léger tressaillement trahit l’effort qu’il faisait pour s’arracher à ses douloureuses préoccupations. Congédiant du geste le sommelier qui jusque-là nous avait accompagnés : — Je sais le chemin, lui dit-il, et, son bras passé sous le mien, il m’entraîna plutôt qu’il ne me conduisit dans cette vaste bibliothèque, précédée d’une antichambre, où me reportaient tant de souvenirs des plus vivaces et des plus poignans.

Un trouble extrême, une sorte d’oppression me saisit dès que j’eus mis le pied dans cette immense pièce, meublée comme jadis, et qui n’avait subi aucun changement essentiel. A la même place était le cabinet indien, avec ses incrustations merveilleuses. Aux croisées pendaient les mêmes rideaux d’épais damas, un peu flétris par le temps. Replacée par l’identité de ces décors extérieurs au milieu même des scènes émouvantes dont j’avais été jadis le témoin inintelligent, je cessai un moment de vivre dans l’heure présente. Ma pensée, ma parole ne m’appartenaient plus. Des mots venaient à mes lèvres qui s’ouvraient d’elles-mêmes pour les articuler sans que ma volonté s’en mêlât. Arrivée près de cette embrasure profonde, où jadis j’abritais mes lectures d’enfant: — C’est ici, murmurai-je, c’est ici que j’ai entendu le coup.

— Vous l’avez donc entendu? dit Godfrey... Je ne savais pas qu’il eût été tiré si près de la maison. — Puis il retomba dans son morne silence. Après quelques instans : — Ce qui m’est insupportable, reprit-il d’une voix profonde et presque rauque, un regret