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une bouffée de vent. Owen Wyndham m’apparaissait comme le mauvais génie de notre race. Vainement m’efforçais-je de faire prévaloir la reconnaissance due au Dieu de merci qui avait sauvé mon frère sur l’âpre ressentiment que m’inspirait l’homme fatal par qui sa perte avait failli devenir inévitable. Vainement, en comparant ce que devait être Lilian à ce qu’était Christine, donnais-je tort aux regrets que mon frère, sans les exprimer, m’avait laissé entrevoir. L’orage intérieur fut longtemps à s’apaiser, et chaque fois que je voyais, sur le front assombri de Godfrey, passer un de ces nuages dont seule je connaissais l’origine et le sens, je m’associais à son âpre ressentiment, j’étais la complice involontaire de ses souhaits vengeurs. Coupable en ceci, je l’avoue, je devais cruellement expier ma faute. Ne l’expiais-je pas dès lors? Croit-on que la haine, — je parle de la plus légitime, — habite impunément une âme faite pour des sentimens plus doux? Croit-on que, violemment implantées en nous, ses racines y tracent sans bouleversemens douloureux ? Cette animosité contagieuse, que développait en moi l’ascendant d’une nature énergique, me faisait peur quand je la voyais se refléter sur le visage de mon frère, sur ce visage qu’elle avait, avant l’âge, couvert de rides précoces, dont elle avait durci les contours, altéré l’expression, contracté pour ainsi dire l’aspect rigide et le masque désormais impassible.


VI.

Entre nous, après l’épanchement inattendu de cette confidence nocturne, le silence se fit de nouveau sur tous ces objets de nos tristes préoccupations. Les pensées amères cherchent l’ombre, comme certains arbustes aux fruits vénéneux. Notre vie avait donc repris ses allures régulières, et dans sa monotonie ne manquait pas d’une certaine douceur calmante; mais alors que l’irrésistible influence de ce repos occupé, de ces soins domestiques, qui rétrécis- sent l’horizon de la pensée et trompent son activité parfois malsaine, commençait à se faire sentir en moi, une série d’insignifians hasards amena dans ma destinée une crise nouvelle.

Le petit Philip tomba malade. Sa mère, inquiète de voir se prolonger l’état de faiblesse où quelques jours de fièvre l’avaient réduit, désirait ardemment le mener au bord de la mer. Je savais que des raisons d’économie s’opposaient à ce voyage. Je feignis d’avoir besoin, pour mon propre compte, de bains d’eau salée, et sous ce prétexte j’insistai pour que le voyage se fît à mes frais. Mon frère eut bientôt deviné cette amicale fraude ; mais, sans vouloir en paraître dupe, il fit plier son orgueil, et consentit enfin à me devoir