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soins indispensables à la frêle santé de Christine absorbaient toutes les ressources que Godfrey pouvait tirer de ses revenus, auxquels en ce moment venait seulement s’ajouter la demi-solde de son grade. Il était en disponibilité depuis déjà plusieurs mois. La fortune dont je venais d’être mise en possession était justement égale à la sienne; mais, libre de toute charge, j’étais au total bien plus riche que lui, et, s’il y eût consenti, j’aurais pu apporter dans le ménage commun un supplément notable de bien-être et d’aisance. Jamais cependant il ne voulut s’y prêter. — Une fois pour toutes, me dit-il un jour que je lui proposais de faire construire à mes frais une petite serre que désirait Christine et qu’il regrettait de ne pouvoir lui accorder, une fois pour toutes, expliquons-nous sur ce point. Vous payez votre quote-part dans la dépense commune; il a bien fallu le tolérer. En dehors de ceci, je ne dois pas et je ne veux pas admettre que votre séjour ici soit pour moi l’occasion d’un bénéfice quelconque. Aucune équivoque ne doit permettre de mal interpréter l’appui que je vous donne, la protection que je suis si heureux d’avoir pu vous offrir.

Cette restriction à notre intimité, d’ailleurs si complète, me fut pénible. Je comprenais mieux que mon frère ne semblait le comprendre combien il est vrai, dans certaines situations particulières, que celui qui reçoit devient le créancier de celui qui donne. Toutefois, quand Godfrey avait parlé, il n’y avait pas à contredire. Notre marin avait imposé la discipline de bord à son paisible intérieur. Une fois faite à l’espèce de rigidité que je m’étais d’abord étonnée de retrouver chez ce Godfrey jadis si gai, si impétueux, si communicatif, je vécus plus heureuse auprès de lui, parce que je me sentais plus aimée et aussi plus utile. Quand j’avais copié pour mon frère de longs extraits d’ouvrages scientifiques, soigné les plates-bandes où Christine alignait ses fleurs chéries, donné sa leçon à mon neveu Philip, promené dans son chariot la petite filleule à qui on avait donné mon nom, et quand je rentrais ensuite chez moi pour y lire ou dessiner tout à mon aise, je ne trouvais plus au fond de mon cœur qu’un seul doute, une seule anxiété : Hugh Wyndham ne désapprouverait-il pas ma séparation d’avec ma mère? Ne m’en voudrait-il pas d’avoir, en la quittant, appelé sur son frère le soupçon public?... Puis, quand ces questions, que je m’adressais, m’avaient bien tourmentée : — Quelle folie, me disais-je tout à coup, de m’imaginer que le mari de Rosa Glynne pense encore à moi !

Ainsi que je l’avais prévu, jamais son nom ni celui de son frère n’était prononcé parmi nous. Jamais on ne m’adressait la moindre question relativement à l’existence que j’avais menée auprès de ma mère. Cette réserve me plaisait à certains égards, mais je ne pou-