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jours le même peuple. Quelque chose d’inflexible apparaît au milieu de la flexibilité humaine. Les hommes qui habitent cette petite plaine cultivée appartiennent à deux races qui, depuis plus d’un siècle, existent sur le sol américain et y obéissent aux mêmes lois. Ils n’ont pourtant rien de commun entre eux. Ce sont encore des Anglais et des Français tels qu’ils se montrent aux bords de la Seine et de la Tamise.

Pénétrez sous cette cabane de feuillage; vous y rencontrerez un homme dont l’accueil cordial et la figure ouverte vous annonceront dès l’abord le goût des plaisirs sociaux et l’insouciance de la vie. Dans le premier moment, vous le prendrez peut-être pour un Indien. Soumis à la vie sauvage, il en a volontairement adopté les habits, les usages et presque les mœurs : il porte des mocassins, le bonnet de loutre et le manteau de laine. Il est infatigable chasseur, couche à l’affût, vit de miel sauvage et de chair de bison.

Cet homme n’en est pas moins resté un Français gai, entreprenant, fier de son origine, amant passionné de la gloire militaire, plus vaniteux qu’intéressé, homme d’instinct, obéissant à son premier mouvement moins qu’à sa raison, préférant le bruit à l’argent. Pour venir au désert, il semble avoir brisé tous les liens qui l’attachaient à la vie. On ne lui voit ni femme ni enfans. Cet état est contraire à ses mœurs, mais il s’y soumet facilement comme à toute chose. Livré à lui-même, il se sentirait naturellement l’humeur casanière. Nul plus que lui n’a le goût du foyer domestique. Nul n’aime mieux à réjouir sa vue par l’aspect du clocher paternel ; mais on l’a arraché à ses habitudes tranquilles, on a frappé son imagination par des tableaux nouveaux, on l’a transporté sous un autre ciel : ce même homme s’est senti tout à coup possédé d’un besoin insatiable d’émotions violentes, de vicissitudes et de dangers. L’Européen le plus civilisé est devenu l’adorateur de la vie sauvage. Il préférera les savanes aux rues des villes, la chasse à l’agriculture. Il se jouera de l’existence et vivra sans nul souci de l’avenir. Les blancs de France, disaient les Indiens du Canada, sont aussi bons chasseurs que nous. Comme nous, ils méprisent les commodités de la vie et bravent les terreurs de la mort; Dieu les avait créés pour habiter la cabane du sauvage et vivre dans le désert.

A quelques pas de cet homme habite un autre européen qui, soumis aux mêmes difficultés, s’est raidi contre elles. Celui-ci est froid, tenace, impitoyable argumentateur. Il s’attache à la terre et arrache à la vie sauvage tout ce qu’il peut lui ôter. Il lutte sans cesse contre elle, il la dépouille chaque jour de quelques-uns de ses attributs. Il transporte, pièce à pièce, dans le désert ses lois, ses habitudes, ses usages, et, s’il se peut, jusqu’aux moindres recherches