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ment dans la vie. Plusieurs générations ne se réunissent point autour d’un berceau pour exprimer des espérances souvent trompeuses et se livrer à des joies prématurées que dément l’avenir. Son nom n’est point inscrit sur les registres de la cité; la religion ne vient point mêler ses touchantes solennités aux sollicitudes de la famille. Les prières d’une femme, quelques gouttes d’eau versées sur la tête d’un enfant par la main de son père, lui ouvrent sans bruit les portes du ciel.

Le village de Saginaw est le dernier point habité par les Européens au nord-ouest de la vaste presqu’île de Michigan. On peut le considérer comme un poste avancé, une sorte de guérite que les blancs sont venus planter au milieu des nations indiennes. Les révolutions de l’Europe, les clameurs tumultueuses qui s’élèvent sans cesse de l’univers policé n’arrivent ici que de loin en loin et comme le retentissement d’un son dont l’oreille ne peut plus percevoir la nature ni l’origine. Tantôt ce sera un Indien qui, en passant, racontera avec la poésie du désert quelques-unes des tristes réalités de la vie sociale, tantôt un journal oublié dans le havresac d’un chasseur, ou seulement cette rumeur vague qui se propage par des voies inconnues, et ne manque presque jamais d’avertir les hommes qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire sous le soleil. Une fois par an un vaisseau, remontant le cours de la Saginaw, vient renouer cet anneau détaché de la grande chaîne européenne qui déjà enveloppe le monde de ses replis. Il apporte au nouvel établissement des produits divers de l’industrie et enlève en retour les fruits du sol.

Trente personnes, hommes, femmes, vieillards et enfans, composaient seuls, lors de notre passage, cette petite société, embryon à peine formé, germe naissant confié au désert, et que le désert doit féconder. Le hasard, l’intérêt ou les passions avaient réuni dans cet espace étroit ces trente personnes. Du reste, il n’existait point entre elles de liens communs, et elles différaient profondément les unes des autres. On y remarquait des Canadiens, des Américains, des Indiens et des métis.

Des philosophes ont cru que la nature humaine, partout la même, ne variait que suivant les institutions et les lois des différentes sociétés. C’est là une de ces opinions que semble démentir à chaque page l’histoire du monde. Les nations et les individus s’y montrent tous avec une physionomie qui leur est propre. Les traits caractéristiques de leur visage se reproduisent à travers toutes les transformations qu’ils subissent. Les lois, les mœurs, les religions changent, la puissance et la richesse se déplacent, le costume varie, l’aspect extérieur change, les préjugés s’effacent ou se substituent les uns aux autres. Parmi ces changemens divers, vous reconnaissez tou-