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acérée que les étoffes de laine peuvent seules garantir de ses piqûres. Ces petits moucherons sont le fléau des solitudes de l’Amérique. Leur présence suffirait pour y rendre un long séjour insupportable. Quant à moi, je déclare n’avoir jamais éprouvé un tourment semblable à celui qu’ils m’ont fait souffrir pendant tout le cours de ce voyage, et particulièrement durant notre séjour à Saginaw. Le jour, ils nous empêchaient de dessiner, d’écrire, de rester un seul moment en place; la nuit, ils circulaient par milliers autour de nous; chaque endroit du corps que nous laissions découvert leur servait à l’instant de rendez-vous. Réveillés par la douleur que causait la piqûre, nous nous couvrions la tête de nos draps; leur aiguillon passait à travers. Chassés, poursuivis ainsi par eux, nous nous levions et nous allions respirer l’air du dehors jusqu’à ce que l’excès de la fatigue nous procurât enfin un sommeil pénible et interrompu.

Nous sortîmes de très bonne heure, et le premier spectacle qui nous frappa en quittant la maison, ce fut la vue de nos Indiens qui, roulés dans leurs couvertures près de la porte, dormaient à côté de leurs chiens. Nous apercevions alors pour la première fois au grand jour le village de Saginaw, que nous étions venus chercher de si loin. Une petite plaine cultivée, bordée au sud par une belle et tranquille rivière, à l’est, à l’ouest et au nord par la forêt, composait tout le territoire de la cité naissante. Près de nous s’élevait une maison dont la structure annonçait l’aisance du propriétaire. C’était celle où nous venions de passer la nuit. Une demeure de même espèce s’apercevait à l’autre extrémité du défrichement. Dans l’intervalle et le long de la lisière du bois, deux ou trois log-houses se perdaient à moitié dans le feuillage.

Sur la rive opposée du fleuve s’étendait la prairie comme un océan sans bornes dans un jour de calme. Une colonne de fumée s’en échappait alors et montait paisiblement vers le ciel. En ramenant l’œil au point d’où elle venait, on découvrait enfin deux ou trois wig-wams, dont la forme conique et le sommet aigu se confondaient avec les herbes de la prairie. Une charrue renversée, des bœufs regagnant d’eux-mêmes le labour, quelques chevaux à moitié sauvages complétaient le tableau.

De quelque côté que s’étendît la vue, l’œil cherchait en vain la flèche d’un clocher gothique, la croix de bois qui marque le chemin ou le seuil couvert de mousse du presbytère. Ces vénérables restes de l’antique civilisation chrétienne n’ont point été transportés dans le désert. Rien n’y réveille encore l’idée du passé ni de l’avenir. On ne rencontre même pas d’asiles consacrés à ceux qui ne sont plus. La mort n’a pas eu le temps de réclamer son domaine ni de faire borner son champ. Ici l’homme semble encore s’introduire furtive-