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mœurs ont leur tyrannie; la force d’habitude a quelque chose de sacré qui rend odieuse toute réforme radicale. Que deviendront les peintres et les sculpteurs, si vous supprimez l’exposition? Comment échapperont-ils à l’oubli, s’ils ont du talent, à la misère, s’ils débutent? Comment enseigneront-ils le chemin de leur atelier à cette foule élégante, frivole, dédaigneuse, que l’on appelle le monde, et qui forme en effet un monde véritable au sein duquel ils sont perdus? Comment feront-ils parvenir leur nom jusqu’à l’oreille de ceux qui distribuent la faveur? Quelle sera leur arme pour lutter contre l’indifférence d’un public qui est de plus en plus sensible à l’intérêt et aux jouissances matérielles? Mettons chacun la main sur notre conscience : aimons-nous sincèrement les arts, nous tous qui ne les pratiquons pas? Y pensons-nous, ne fût-ce qu’une fois par jour, avec ces élans, ce feu généreux qui dénotent la passion vraie ? Nous levons-nous le matin avec un secret mouvement de plaisir parce que nous nous disons : « Aujourd’hui je verrai un beau tableau? » Parmi tant de courses vaines qui trompent l’ennui ou l’oisiveté, réservons-nous quelques pas pour nous diriger vers la porte d’un sculpteur? Il faut donc bien que l’art ait ses heures solennelles, comme l’église a ses fêtes carillonnées, qui réveillent les âmes tièdes et rassemblent le troupeau dispersé le reste de l’année. Il faut, par un coup subit, rappeler à la foule que l’amour du beau est une convenance chez un peuple civilisé, que c’est une dette qu’il est juste d’acquitter une fois tous les deux ans. Du reste, les Français paient joyeusement cette dette, parce qu’ils ont du goût et une réputation à soutenir.

Quant aux hommes positifs qui prisent peu les jouissances intellectuelles et qui mettent au-dessus de tout les progrès de l’industrie, quelquefois par un sentiment d’intérêt national auquel je rends justice, ils doivent craindre, autant que personne, l’affaiblissement de l’art, car si l’industrie française est partout recherchée, à quelle cause tient sa supériorité? Est-ce à la modération de ses exigences vis-à-vis des acheteurs? est-ce à sa probité dans ses transactions avec les étrangers? est-ce à la qualité de ses produits et à la consciencieuse sévérité de ses fabriques? Non, c’est uniquement au goût qui préside aux couleurs, aux dessins, aux formes et à tous les ajustemens. Or le goût dépend de l’art, et, selon que l’art est pur ou corrompu, le goût s’altère ou s’améliore. L’industrie emprunte à l’art ses modèles, elle lui dérobe ses reflets, et l’on ne doit point oublier que, de même que le sang part du cœur pour se répandre dans toutes les parties du corps, les plus nobles comme les plus viles, de même l’industrie française doit à l’art la force qui l’anime; quand l’art périra, elle ne lui survivra pas.

Si les expositions sont un mal, elles sont un mal nécessaire. Elles