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deux heures semblait encore moins fréquentée que celle que nous avions parcourue auparavant. Personne ne nous avait jamais dit que nous dussions traverser un village indien, et chacun nous avait assuré au contraire qu’on pouvait aller en un seul jour de Flint-River <à Saginaw. Nous ne pouvions donc concevoir pourquoi nos guides voulaient nous retenir la nuit dans ce désert.

Nous insistâmes pour marcher. L’Indien fit signe que nous serions surpris par l’obscurité dans les bois. Forcer nos guides à continuer leur route eût été une tentative dangereuse. Je me décidai à tenter leur cupidité; mais l’Indien est le plus philosophe de tous les hommes : il a peu de besoins, et partant peu de désirs. La civilisation n’a point de prise sur lui, il ignore et il méprise ses douceurs. Je m’étais cependant aperçu que Sagan-Cuisco avait fait une attention particulière à une petite bouteille d’osier qui pendait à mon côté. Une bouteille qui ne se casse pas ! Voilà une chose dont l’utilité lui était tombée sous le sens et qui avait excité chez lui une admiration réelle. Mon fusil et ma bouteille étaient les seules parties de mon attirail européen qui eussent paru exciter son envie. Je lui fis signe que je lui donnerais ma bouteille, s’il nous conduisait sur-le-champ à Saginaw. L’Indien parut alors violemment combattu; il regarda encore le soleil, puis la terre ; enfin, prenant son parti, il saisit sa carabine, poussa deux fois, en mettant la main sur sa bouche, le cri : ouh !l ouh! et il s’élança devant nous dans les broussailles. Nous le suivîmes au grand trot et nous eûmes bientôt perdu de vue les demeures indiennes. Nos guides coururent ainsi pendant deux heures avec plus de rapidité qu’ils n’avaient encore fait.

Cependant la nuit nous gagnait, et les derniers rayons du soleil venaient de disparaître dans les cimes de la forêt, lorsque Sagan-Cuisco fut surpris par un violent saignement de nez qui le força de s’arrêter. Quelque habitué que ce jeune homme parût être, ainsi que son frère, aux exercices du corps, il était évident que la fatigue et le manque de nourriture avaient épuisé ses forces. Nous commencions à craindre que nos guides ne renonçassent à l’entreprise et ne voulussent coucher au pied d’un arbre; nous prîmes donc le parti de les faire monter alternativement sur nos chevaux. Les Indiens acceptèrent notre offre sans étonnement ni humilité. C’était une chose bizarre à voir que ces hommes à moitié nus établis gravement sur une selle anglaise et portant nos carnassières et nos fusils en bandoulière, tandis que nous cheminions péniblement à pied devant eux.

La nuit vint enfin. Une humidité glaciale commença à se répandre sous le feuillage. L’obscurité donnait alors à la forêt un aspect nouveau et terrible. L’œil n’apercevait plus autour de lui que des masses