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fort et plus poignant peut-être, dans les solitudes du Nouveau-Monde le sentiment d’isolement et d’abandon qui nous avait semblé si pesant au milieu de l’Atlantique. Sur la mer du moins, le voyageur contemple un vaste horizon vers lequel il dirige toujours sa vue avec espérance : il voit devant lui jusqu’où son œil peut atteindre, et il aperçoit le ciel; mais dans cet océan de feuillage, qui peut indiquer le chemin? Vers quels objets tourner ses regards? En vain s’élève-t-on sur le sommet des plus grands arbres, d’autres plus élevés encore vous environnent. Inutilement gravit-on les collines, partout la forêt semble marcher avec vous, et cette même forêt s’étend devant vos pas jusqu’au pôle arctique et jusqu’à l’Océan-Pacifique. Vous pouvez parcourir des milliers de lieues sous son ombrage, et vous avancez toujours sans paraître changer de place...

...Mais il est temps de revenir à la route de Saginaw. Nous marchions déjà depuis cinq heures dans une complète ignorance des lieux où nous nous trouvions, lorsque nos Indiens s’arrêtèrent, et l’aîné, qui s’appelait Sagan-Cuisco, fit une ligne sur le sable. Il en montra l’un des bouts en s’écriant : Michi-Couté-ouinque (c’est le nom indien de Flint-River), et l’extrémité opposée en prononçant le nom de Saginaw, puis, marquant un point au milieu de la ligne, il nous indiqua que nous étions parvenus à la moitié du chemin et qu’il fallait se reposer quelques instans.

Le soleil était déjà haut sur l’horizon, et nous eussions accepté avec plaisir l’invitation qui nous était faite, si nous eussions aperçu de l’eau à notre portée; mais, n’en voyant pas aux environs, nous fîmes signe à l’Indien que nous voulions manger et boire en même temps. Il nous comprit aussitôt, et se mit en marche avec la même rapidité qu’auparavant. A une heure de là, il s’arrêta de nouveau, et nous montra à trente pas dans le bois un endroit où il fit signe qu’il y avait de l’eau. Sans attendre notre réponse et sans nous aider à desseller nos chevaux, il s’y rendit lui-même; nous nous hâtâmes de le suivre. Le vent avait renversé depuis peu un grand arbre en cet endroit; dans le trou qu’avaient occupé ses racines se trouvait un peu d’eau de pluie. C’était la fontaine à laquelle nous conduisit notre guide, sans avoir l’air de penser qu’on pût hésiter à user d’un pareil breuvage. Nous ouvrîmes notre sac. Autre infortune, la chaleur avait absolument gâté nos provisions, et nous nous vîmes réduits pour tout dîner à un très petit morceau de pain, le seul que nous eussions pu trouver à Flint-River. Qu’on ajoute à cela une nuée de moustiques qu’attirait le voisinage de l’eau, et qu’il fallait combattre d’une main en portant de l’autre le morceau à la bouche, et l’on aura l’idée d’un dîner champêtre dans une forêt vierge. Tant que nous mangeâmes, nos Indiens se tinrent assis les