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A mesure cependant que nous avancions, les dernières traces de l’homme s’effaçaient. Bientôt tout cessa d’annoncer même la présence du sauvage, et nous eûmes devant nous le spectacle après lequel nous courions depuis si longtemps : l’intérieur d’une forêt vierge. Au milieu d’un taillis peu épais, et à travers lequel on peut apercevoir les objets à une assez grande distance, s’élevait d’un seul jet une haute futaie composée presque en totalité de plus et de chênes. Obligé de croître sur un terrain très circonscrit et privé des rayons du soleil, chacun de ces arbres monte rapidement pour chercher l’air et la lumière. Aussi droit que le mât d’un vaisseau, il s’élance au-dessus de tout ce qui l’environne. C’est seulement quand il est parvenu à une région supérieure, qu’il étend tranquillement ses branches et s’enveloppe de leur ombre. D’autres le suivent bientôt dans cette sphère élevée, et tous, entrelaçant leurs rameaux, forment comme un dais immense. Au-dessous de cette voûte humide et immobile, l’aspect change et prend un caractère nouveau.

Un ordre majestueux règne au-dessus de votre tête. Près du sol au contraire, tout offre l’image de la confusion et du chaos : des troncs incapables de supporter plus longtemps leurs branches se sont fendus dans la moitié de leur hauteur, et ne présentent plus à l’œil qu’un sommet aigu et déchiré. D’autres, longtemps ébranlés par le vent, ont été précipités d’une seule pièce sur la terre. Arrachées du sol, leurs racines forment comme autant de remparts naturels derrière lesquels plusieurs hommes pourraient facilement se mettre à couvert. Des arbres immenses, retenus par les branches qui les environnent, restent suspendus dans les airs et tombent en poussière sans toucher le sol. Il n’y a pas parmi nous de pays si peu peuplé où une forêt soit assez abandonnée à elle-même pour que les arbres, après y avoir suivi tranquillement leur carrière, y tombent enfin de décrépitude. C’est l’homme qui les frappe dans la force de leur âge et qui débarrasse la forêt de leurs débris. Dans les solitudes de l’Amérique, la nature toute-puissante est le seul agent de ruine comme le seul pouvoir de reproduction. Ainsi que dans les forêts soumises au domaine de l’homme, la mort frappe ici sans cesse; mais personne n’enlève les débris qu’elle a faits : chaque jour ajoute à leur nombre. Ils tombent, ils s’accumulent les uns sur les autres; le temps ne peut suffire à les réduire assez vite en poussière et à préparer de nouvelles places. Là se trouvent couchées côte à côte plusieurs générations de morts. Les uns, arrivés au dernier terme de dissolution, ne présentent plus à l’œil qu’un long trait de poussière rouge tracé dans l’herbe; d’autres, déjà consumés à moitié par le temps, conservent cependant leur forme. Il en est enfin qui, tombés d’hier, étendent encore leurs longs rameaux sur la terre et arrêtent à chaque instant les pas du voyageur.