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montait certainement pas à la moitié de la somme. L’Indien se retira fort satisfait, et moi je m’en fus sans bruit, disant comme La Fontaine : Ah! si les lions savaient peindre! Au reste ce ne sont pas seulement les Indiens que les pionniers américains prennent pour dupes. Nous étions tous les jours nous-mêmes victimes de leur extrême avidité pour le gain. Il est très vrai qu’ils ne volent point : ils ont trop de lumières pour commettre une dangereuse infraction aux lois; mais je n’ai jamais vu un aubergiste de grande ville surfaire avec plus d’impudeur que ces habitans du désert, chez lesquels je me figurais trouver l’honnêteté primitive et la simplicité des mœurs patriarcales.

Tout était prêt : nous montâmes à cheval, et, passant à gué le ruisseau (Flint-River) qui forme l’extrême limite entre la civilisation et le désert, nous entrâmes pour tout de bon dans la solitude. Nos deux guides marchaient ou plutôt sautaient comme des chats sauvages à travers les obstacles du chemin. Qu’un arbre renversé, un ruisseau, un marais vînt à se rencontrer, ils indiquaient du doigt le meilleur chemin, et ne se retournaient même point pour nous voir sortir du mauvais pas. Habitué à ne compter que sur lui-même, l’Indien conçoit difficilement qu’un autre ait besoin d’aide : il sait vous rendre un service à propos; mais personne ne lui a encore appris l’art de le faire valoir par des prévenances et des soins. Cette manière d’agir aurait peut-être amené quelques observations de notre part; mais il nous était impossible de faire comprendre un seul mot à nos compagnons, et puis nous nous sentions complètement en leur pouvoir. Là en effet, l’échelle était renversée. Plongé dans une obscurité profonde, réduit à ses propres forces, l’homme civilisé marchait en aveugle, incapable non-seulement de se guider dans le labyrinthe qu’il parcourait, mais même d’y trouver les moyens de soutenir sa vie. C’est au milieu des mêmes difficultés que triomphait le sauvage. Pour lui, la forêt n’avait point de voile; il s’y trouvait comme dans sa patrie; il y marchait la tête haute, guidé par un instinct plus sûr que la boussole du navigateur. Au sommet du plus grand arbre, sous les feuillages les plus épais, son œil découvrait le gibier près duquel l’Européen eût passé et repassé cent fois en vain. De temps en temps, nos Indiens s’arrêtaient. Ils mettaient le doigt sur leurs lèvres pour nous inviter au silence, et nous faisaient signe de descendre de cheval: guidés par eux, nous parvenions jusqu’au lieu d’où ils nous montraient l’oiseau que nous cherchions, et que nous n’avions encore pu découvrir. C’était chose curieuse à voir que le sourire méprisant avec lequel ils nous guidaient par la main comme des enfans, et nous amenaient enfin près de l’objet qu’eux-mêmes apercevaient depuis longtemps.