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local plus vaste. Il a fallu livrer à ces conquérans le Palais de l’Industrie comme pour mieux constater que l’art n’est pour eux qu’un commerce, l’exposition qu’un placement, le Salon qu’un marché qui effacera les souvenirs de Francfort et de Beaucaire. Qu’importe si les artistes sérieux souffrent de cette confusion? Les étrangers accourent de tous les points du monde, les hôtels regorgent, les cafés s’enrichissent et les revenus de l’octroi ont doublé. Il est curieux d’observer le public quand il hasarde ses premiers pas dans ce vaste pandémonium : il hésite, il s’effraie, il ne sait à quel dieu se vouer; mais la vogue est bientôt fixée, et l’on s’étouffe devant les caricatures de M. Biard. Il ne m’appartient pas de déterminer quelle direction de tels modèles impriment au goût; je préfère citer l’opinion d’un critique dont la bienveillance et l’autorité sont également incontestables. « Il faut convenir, écrivait M. Delécluze en 1855 dans son livre sur Louis David[1], que les expositions du Louvre (il n’était pas encore question du Palais de l’Industrie), créées dans l’intérêt de ceux qui font profession de la peinture, ont encore bien plus puissamment contribué à diminuer l’importance de cet art. C’est depuis cette institution surtout que les salons du Louvre ont pris d’année en année le caractère d’un bazar, où chaque marchand s’efforce de présenter les objets les plus variés et les plus bizarres pour provoquer et satisfaire les fantaisies des chalands. Cet usage des expositions publiques, combiné avec la formation des musées, qui date à peu près du même temps, anéantit l’effet moral que pouvait avoir la peinture sur les masses. Dans ces lieux où l’on arrive malgré soi avec la disposition froide et impartiale d’un critique jugeant l’art abstraction faite da sujet, on regarde tout avec indifférence comme dans un marché, jusqu’à ce que l’on ait trouvé ce qui est à sa convenance et à sa fantaisie. »

Ce jugement a d’autant plus de gravité qu’il est prononcé par un esprit indulgent et aimable. Personne ne traite les artistes avec plus d’égards que M. Delécluze, personne ne leur témoigne mieux combien il les estime. Faut-il donc souhaiter que les expositions cessent? Seront-elles haïssables parce qu’on en abuse et condamnées parce qu’on n’a pas su leur faire produire leurs fruits? J’avoue que je suis de mon temps, et que, tout en censurant ses erreurs, je ne puis m’empêcher d’en partager quelques-unes. Les expositions sont une fête véritable, une joie nationale, une émotion nécessaire; c’est peut-être la seule émotion que causent encore les arts. Elles ressemblent fort, il faut en convenir, à ces excitans qui donnent au corps une énergie passagère et le laissent ensuite plus affaibli; mais notre civilisation est un corps usé qui ne saurait se passer d’excitans. Les

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