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Nous montrâmes alors à notre nouvelle connaissance l’homme qui nous suivait si obstinément, et qui, à ce moment, arrêté à quelques pas de nous, se tenait immobile comme un terme. — C’est un Chippeway, dit-il, ou, comme les Français l’appellent, un sauteur. Je gage qu’il revient du Canada, où il a reçu les présens annuels des Anglais. Sa famille ne doit pas être loin d’ici.

Ayant ainsi parlé, l’Américain fit signe à l’Indien de s’approcher, et commença à lui parler dans sa langue avec une extrême facilité. C’était chose remarquable à voir que le plaisir que ces deux hommes, de race et de mœurs si différentes, trouvaient à échanger entre eux leurs idées. La conversation roulait évidemment sur le mérite respectif de leurs armes. Le blanc, après avoir examiné très attentivement le fusil du sauvage: — Voilà une belle carabine, dit-il; les Anglais la lui ont donnée sans doute pour s’en servir contre nous, et il ne manquera pas de le faire à la première guerre. C’est ainsi que les Indiens attirent sur leurs têtes tous les malheurs qui les accablent; mais ils n’en savent pas plus long, les pauvres gens!

— Les Indiens se servent-ils avec habileté de ces longs et lourds fusils?

— Il n’y a pas de tireurs comme les Indiens, reprit vivement notre nouvel ami avec l’accent de la plus grande admiration. Examinez ces petits oiseaux qu’il vous a vendus, monsieur : ils sont percés d’une balle, et je suis bien sûr qu’il n’a tiré que deux coups pour les avoir... Oh ! ajouta-t-il, il n’y a rien de plus heureux qu’un Indien dans les pays d’où nous n’avons pas encore fait fuir le gibier; mais les gros animaux nous flairent à plus de trois cents milles, et en se retirant ils font devant nous comme un désert où les pauvres Indiens ne peuvent plus vivre s’ils ne cultivent pas la terre.

Comme nous reprenions notre chemin : — Quand vous repasserez, nous cria notre nouvel ami, frappez à ma porte. On a du plaisir à rencontrer des visages blancs dans ces lieux-ci.

J’ai rapporté cette conversation, qui en elle-même ne contient rien de remarquable, pour faire connaître une espèce d’hommes que nous avons souvent rencontrés sur les limites des terres habitées : ce sont les Européens qui, en dépit des habitudes de leur jeunesse, ont fini par trouver dans la liberté du désert un charme inexprimable. Tenant aux solitudes de l’Amérique par leur goût et leurs passions, à l’Europe par leur religion, leurs principes et leurs idées, ils mêlent l’amour de la vie sauvage à l’orgueil de la civilisation, et préfèrent à leurs compatriotes les Indiens, dans lesquels cependant ils ne reconnaissent pas des égaux.

Nous reprîmes donc notre marche. Avançant toujours avec la même rapidité, nous atteignîmes au bout d’une demi-heure la maison d’un pionnier. Devant la porte de cette cabane, une famille in-