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toutes les transformations que l’état social fait subir à l’homme, et où il fût possible d’apercevoir comme une vaste chaîne qui descendît d’anneau en anneau depuis l’opulent patricien des villes jusqu’au sauvage du désert. C’est là, en un mot, qu’entre quelques degrés de longitude je comptais trouver encadrée l’histoire de l’humanité tout entière.

Rien n’est vrai dans ce tableau. De tous le pays du monde, l’Amérique est le moins propre à fournir le spectacle que j’y venais chercher. En Amérique, plus encore qu’en Europe, il n’y a qu’une seule société. Elle peut être riche ou pauvre, humble ou brillante, commerçante ou agricole; mais elle se compose partout des mêmes élémens. Le niveau d’une civilisation égale a passé sur elle. L’homme que vous avez laissé dans les rues de New-York, vous le retrouvez au milieu des solitudes de l’ouest: même habillement, même esprit, même langue, mêmes habitudes, mêmes plaisirs. Rien de rustique, rien de naïf, rien qui sente le désert, rien même qui ressemble à nos villages. La raison de ce singulier état de choses est facile à comprendre. Les portions de territoires le plus anciennement et le plus complètement peuplées sont parvenues à un haut degré de civilisation. L’instruction y a été prodiguée à profusion; l’esprit d’égalité y a répandu une teinte singulièrement uniforme sur les habitudes intérieures de la vie. Or, remarquez-le bien, ce sont précisément ces mêmes hommes qui vont peupler chaque année le désert. En Europe, chacun vit et meurt sur le sol qui l’a vu naître. En Amérique, on ne rencontre nulle part les représentans d’une race qui se serait multipliée dans la solitude après y avoir vécu longtemps ignorée du monde et livrée à ses propres efforts. Ceux qui habitent les lieux isolés y sont arrivés d’hier; ils y sont venus avec les mœurs, les idées, les besoins de la civilisation. Ils ne donnent à la vie sauvage que ce que l’impérieuse nécessité des choses exige d’eux; de là les plus bizarres contrastes. On passe sans transition d’un désert dans la rue d’une cité, des scènes les plus sauvages aux tableaux les plus rians de la vie civilisée. Si la nuit vous surprenant ne vous force pas de prendre gîte au pied d’un arbre, vous avez grande chance d’arriver dans un village où vous trouverez tout, jusqu’aux modes françaises et aux caricatures des boulevards. Le marchand de Buffalo et de Détroit en est aussi bien approvisionné que celui de New-York. Les fabriques de Lyon travaillent pour l’un comme pour l’autre. Vous quittez les grandes routes, vous vous enfoncez dans des sentiers à peine frayés, vous apercevez enfin un champ défriché, une cabane composée de troncs à moitié équarris, où le jour n’entre que par une fenêtre étroite ; vous vous croyez enfin parvenu à la demeure du paysan américain : erreur. Vous pé-