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niblement de sa poitrine nous firent connaître qu’il vivait encore et luttait contre une de ces dangereuses ivresses causées par l’eau-de-vie. Le soleil était déjà couché ; la terre devenait de plus en plus humide. Tout annonçait que ce malheureux rendrait là son dernier soupir, à moins qu’il ne fût secouru. C’était l’heure où les Indiens quittaient Buffalo pour regagner leur village ; de temps en temps un groupe d’entre eux venait à passer près de nous. Ils s’approchaient, retournaient brutalement le corps de leur compatriote pour le reconnaître, et puis reprenaient leur marche sans tenir aucun compte de nos observations. La plupart de ces hommes eux-mêmes étaient ivres. Il vint enfin une jeune Indienne qui d’abord sembla s’approcher avec un certain intérêt. Je crus que c’était la femme ou la sœur du mourant. Elle le considéra attentivement, l’appela à haute voix par son nom, tâta son cœur, et, s’étant assurée qu’il vivait, chercha à le tirer de sa léthargie ; mais, comme ses efforts étaient inutiles, nous la vîmes entrer en fureur contre ce corps inanimé qui gisait devant elle. Elle lui frappait la tête, lui tortillait le visage avec ses mains, le foulait aux pieds. En se livrant à ces actes de férocité, elle poussait des cris inarticulés et sauvages qui, à cette heure, semblent encore vibrer dans mes oreilles. Nous crûmes enfin devoir intervenir, et nous lui ordonnâmes péremptoirement de se retirer. Elle obéit, mais nous l’entendîmes, en s’éloignant, pousser un éclat de rire barbare.

Revenus à la ville, nous entretenons plusieurs personnes du jeune Indien ; nous parlons du danger imminent auquel il est exposé, nous offrons même de payer sa dépense dans une auberge : tout cela est inutile ; nous ne pouvons déterminer personne à s’en occuper. Les uns nous disaient : « Ces hommes sont habitués à boire avec excès et à coucher sur la terre ; ils ne meurent point pour de pareils accidens. » D’autres avouaient que probablement l’Indien mourrait ; mais on lisait sur leurs lèvres cette pensée à moitié exprimée : qu’est-ce que la vie d’un Indien ? C’était là le fond du sentiment général. Au milieu de cette société si jalouse de moralité et de philanthropie, on rencontre une insensibilité complète, une sorte d’égoïsme froid et implacable lorsqu’il s’agit des indigènes de l’Amérique. Les habitans des États-Unis ne chassent pas les Indiens à cor et à cri ainsi que faisaient les Espagnols du Mexique ; mais c’est le même instinct impitoyable qui anime ici comme partout ailleurs la race européenne. Combien de fois, dans le cours de nos voyages, n’avons-nous pas rencontré d’honnêtes citadins qui nous disaient le soir, tranquillement assis au coin de leur foyer : « Chaque jour le nombre des Indiens va décroissant ! Ce n’est pas cependant que nous leur fassions souvent la guerre ; mais l’eau-de-vie, que