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extinguere charitatem ; les grandes eaux ne peuvent éteindre chez eux l’amour du pays.

Dans les commencemens, il était à craindre que le spectacle si nouveau d’une armée indépendante n’éveillât des jalousies entre les soldats et les volontaires. C’est le contraire qui a eu lieu : non-seulement les sergens instructeurs aiment pour ainsi dire les volontaires comme leurs enfans, et se montrent fiers d’un succès auquel ils ne sont point étrangers, mais encore les autres membres de l’armée régulière témoignent une sorte d’admiration et de respect pour le désintéressement de ces citoyens, équipés à leurs frais et se condamnant eux-mêmes aux ennuis de l’exercice. Ces braves savent mieux que d’autres ce qu’il en coûte pour apprendre le rude métier des armes. Plus d’une fois je me suis arrêté sur le passage des nouveaux corps, en m’approchant à dessein des groupes de soldats qui regardaient défiler les riflemen avec une grande attention, et je n’ai jamais pu saisir dans leurs discours que des remarques bienveillantes. Est-ce à dire que les volontaires n’aient point eu d’obstacles à surmonter ? Ils en rencontrèrent, et de plus d’une sorte. Il y avait d’abord contre eux le vieux préjugé militaire qui niait l’efficacité des citoyens sur un champ de bataille et en face de forces régulières. D’un autre côté, plusieurs de ceux qui, par des raisons d’égoïsme, refusaient de s’associer au mouvement cherchèrent trop souvent à le combattre par le ridicule. J’étais dans Ludgate-Hill, près de la porte de la Cité, lorsque s’avança, précédé par un bruit de musique, un des premiers corps de riflemen qui aient paru dans les rues de Londres. L’émotion était extrême, et en somme favorable ; mais, comme aux triomphes romains, il s’y mêlait quelques sarcasmes. Les enfans (pourquoi ne pas les appeler par leur nom ?), les gamins, qui sont les mêmes partout, c’est-à-dire taquins et railleurs, faisaient observer avec malice que les hommes n’étaient pas tous de la même taille, comme cela se voit dans un beau régiment de ligne. Un incident qui survint quelques mois plus tard fournit encore des armes à leur espièglerie[1], et bientôt tout volontaire en uniforme fut salué dans la rue par cette interrogation moqueuse : Who’s shot the dog (qui a tué le chien) ? Les riflemen bravèrent en silence ces plaisanteries, d’ailleurs fort innocentes, sachant bien que les devoirs les plus sérieux ne sont point à l’abri de la critique, et un immense élan de popularité ne tarda point à se déclarer en leur faveur. À la tête de ce mouvement de l’opinion se placèrent les femmes. C’est devenu pour elles un point d’honneur dans les villes et jusque dans les villages que d’ouvrir des souscrip-

  1. Un chien avait été tué sur Hampstead-Common par un coup de fusil. L’auteur du méfait était un volontaire. Il s’ensuivit une action civile qui fit assez de bruit.