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M. Belot a eu l’intention de concilier deux systèmes opposés et tout à fait inconciliables, à savoir le système de la tragédie classique et le système romantique. Imaginez un drame à la façon d’Antony et d’Angèle, un drame bourgeois rempli de passions de la plus extrême violence et des situations les plus horribles jeté dans le moule de la tragédie française. Les règles d’Aristote ont été pleinement observées, et nous avons le déplaisir de voir

une action bourgeoise étroitement enfermée dans les trois unités de temps, de lieu et d’action, ni plus ni moins que Polyeucte et Athalie. Ainsi emprisonné dans les formes sévères et froides qu’emploie Corneille et Racine, ce drame à passions équivoques et violentes me fait vraiment l’effet d’un de ces faux aristocrates dont la nouvelle loi sur les titres est en train de démolir la noblesse. Il y a un contraste choquant entre le cadre et le tableau, et la simplicité de moyens qu’a recherchée M. Belot dans une très louable intention, loin de concentrer et d’augmenter l’intérêt, l’étouffe au contraire et le diminue. C’est, je le crains, une chimère que de vouloir donner à nos passions modernes la sévérité du théâtre classique. Les héros du drame de M. Belot sont trop tranquilles pour m’émouvoir, et je ne puis m’empêcher de trouver que leur langage est trop faible pour les passions qui les agitent. Pourquoi donc sont-ils si mesurés dans l’expression de leurs douleurs ? Leur situation est bien violente pour leur permettre tant de modération. Leur condition leur permet d’être moins réservés et de se livrer avec plus de liberté aux émotions" de la nature. Après tout, ils ne sont que des bourgeois, personne ne les regarde, ils ne posent pas devant l’univers, et une fois que les portes sont closes et les domestiques éloignés, ils ont parfaitement le droit de se livrer à toutes les violences de leur désespoir. L’impression qui m’est restée de ce petit drame est justement l’impression opposée à celle qu’éprouve d’ordinaire le spectateur ; j’ai trouvé qu’il finissait trop vite. Le spectacle était terminé avant que j’eusse pris cette habitude de l’émotion qui est nécessaire pour sympathiser avec les personnages du drame, le rideau tombait au moment même où je commençais à être touché, et cela grâce à la trop grande simplicité des moyens employés par l’auteur et au respect tout à fait bizarre qu’il a cru devoir témoigner aux trois unités. Et c’est ainsi que les meilleures qualités, la modération, la simplicité, la décence et la réserve mondaine peuvent devenir des défauts lorsqu’elles sont hors de leur place.


EMILE MONTEGUT.


V. DE MARS.