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que les sentimens et les passions du cœur humain. Accueilli sans grand enthousiasme dans les trois ou quatre représentations qu’on a données du Trovatore, M. Pancani a fait reprendre, le 23 octobre, l’Ernani de M. Verdi, qui n’avait pas été représenté depuis deux ou trois ans. Dans cette partition, d’un style peut-être encore plus tendu et plus violent que celui des autres ouvrages de M. Verdi, M. Pancani n’a obtenu ni plus ni moins de succès que dans il Trovatore. Il a été facilement éclipsé par Mme Penco, qui est toujours de bonne humeur, remplie du désir de bien faire, et surtout par M. Graziani, dont la belle voix chaude et vibrante fait merveille dans le rôle de Carlo. Voilà un virtuose que la nature a traité avec magnificence, et qui, depuis dix ans qu’il chante à Paris, n’a pas ajouté une appoggiature ni une inflexion nouvelle à sa manière de phraser; il apportera en Russie, où il se rend l’année prochaine, ses points d’orgue stéréotypés et son urlo verdesco avec lesquels il achèvera sa brillante carrière.

Ce sont là les moindres résultats de l’école de M. Verdi et de sa stridente mélopée, à laquelle, malgré la meilleure volonté du monde, je ne puis m’accoutumer. J’ai toujours rendu justice au talent incontestable de ce compositeur vigoureux et passionné, qui, depuis vingt ans, enivre l’Italie et charme l’Europe. Je n’ai méconnu ni l’éclat de ses mélodies de courte haleine, ni la puissante sonorité de plusieurs morceaux d’ensemble, ni l’originalité de certains élans de voix et de quelques formules d’accompagnement qu’on remarque dans ses meilleurs opéras; mais je ne puis pas faire que je n’aie entendu dans ma vie les chefs-d’œuvre de Gluck, de Mozart et de Weber, de Cimarosa, de Rossini, de Donizetti et de Bellini; je ne puis pas effacer de ma mémoire les empreintes et les souvenirs qu’y ont laissés les maîtres charmans de l’école française, Grétry, Méhul, Cherubini, Boïeldieu, Hérold et M. Auber, et secouer deux cents ans de civilisation et de tradition musicale qui m’enveloppent et sustentent mon esprit; en un mot, il n’est pas en mon pouvoir de repousser l’influence du glorieux héritage qui m’a été laissé, et dont je suis moi-même un produit, et de ne pas préférer une page de Virgile à toute la Pharsale de Lucain, un dessin de Raphaël à cent tableaux modernes que je pourrais citer, le pavillon de l’Horloge, dans la cour du Louvre, à toutes les constructions qui s’élèvent dans Paris depuis cinquante ans, le Guillaume Tell de Rossini aux quarante opéras de M. Verdi. J’entends les objections qu’on peut faire contre cette manière d’envisager les phénomènes de l’art. — N’aimez-vous pas la variété? dira-t-on; n’admettez-vous pas le progrès? — Chaque civilisation imprime dans l’art la physionomie qui lui est propre et l’idéal de beauté qu’elle a conçu. Virgile n’a pas continué l’épopée d’Homère, et le monde moral qu’il a évoqué ne ressemble pas à celui de la Divine Comédie de Dante; Raphaël a exprimé un autre idéal de beauté que celui qui inspirait Apelle ou Zeuxis; Praxitèle ne ressemble pas à Michel-Ange, qui lui-même ne peut être confondu avec aucun de ses nombreux successeurs. Au théâtre et dans la musique, cette variabilité de types et d’horizons est bien plus grande encore. Qu’y a-t-il de plus dissemblable que la langue et le monde moral de Sophocle comparés au drame vaste, sanglant et compliqué de Shakspeare? Les tragédies de Corneille et de Racine reproduisent des mœurs et peignent des caractères qui ne se trouvent