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vasions de l’islamisme répondent les croisades. De même que le mahométisme, avant sa défaite à Poitiers (732), avait mis l’Europe en danger, les croisades mettent aussi un instant l’Orient en danger; mais les croisades ne sont qu’un échec passager à l’ascendant que l’Orient, depuis Mahomet, est en train de prendre sur l’Occident. Les Turcs succèdent aux Arabes, et ces nouveaux champions de l’Orient, plus barbares que leurs devanciers, semblent menacer l’Occident d’une invasion plus terrible que celle qu’a repoussée Charles-Martel. C’est alors que le péril continuel de l’Europe fait de la question d’Orient un mystère redoutable. Toutes les races intermédiaires, toutes les populations chrétiennes de l’Europe orientale et de l’Asie-Mineure, les Grecs, les Slaves, les Roumains, les Arméniens, sont vaincues, écrasées, opprimées, et l’Europe, pour n’avoir pas voulu les secourir contre les Turcs au XVe et au XVIe siècle, se voit assaillie jusqu’au milieu de l’Allemagne. La servitude des races et des contrées intermédiaires fait le péril et la terreur de l’Europe, jusqu’à ce qu’enfin, par une nouvelle révolution d’événemens, les Turcs s’affaiblissent, s’énervent, et arrivent à l’état où nous les voyons.

Alors, chose curieuse, leur faiblesse cause à l’Europe des embarras et un péril presque aussi grands que ceux qu’avait causés leur puissance. Les périls de l’Europe, aux XVe XVIe et XVIIe siècles, étaient venus de l’abandon qu’elle avait fait des populations intermédiaires ; ses embarras, au XIXe siècle, lui viennent aussi de l’oubli qu’elle fait de ces populations. Elle ne veut pas leur donner en Orient la place qu’elles doivent y avoir; elle ne veut pas leur rendre leur patrimoine naturel, ou elle ne le leur rend qu’à moitié et de mauvaise grâce. De là l’embarras où elle est, ne voulant attribuera personne en Occident une succession qu’elle ne veut pas rendre à ses maîtres légitimes, à ceux qui ont attendu patiemment et fidèlement de la justice de Dieu le jour de la restitution. C’est un axiome de la diplomatie européenne que les Turcs sont excellens pour posséder inutilement le Bosphore, c’est-à-dire la plus forte position de l’Europe : grand mérite assurément, que les Turcs n’ont pas toujours eu et qu’ils n’ont plus. Ils ne l’avaient pas quand, au XVIe siècle, ils possédaient très hostilement pour l’Europe le Bosphore et Constantinople. Ils ne l’ont plus de nos jours, puisqu’ils ne peuvent pas défendre par eux-mêmes cette position qui ne leur sert pas. Il faut un certain degré de force pour posséder, même inutilement, une position redoutable. Ce degré de force manque aux Turcs. Les populations chrétiennes l’auraient. Elles posséderaient utilement pour elles, pacifiquement pour l’Europe, ce Bosphore que l’Europe a raison de ne pas vouloir livrer comme surcroît de puissance à ceux qui sont