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d’institutions libérales, mais d’institutions militaires. La consigne remplace la discussion. La dictature remplace la monarchie limitée, ou la monarchie elle-même se fait dictature. L’individu s’efface et s’éclipse devant l’état. Le grand-prêtre de l’unité italienne, M. Mazzini, ne peut plus vivre comme un simple citoyen à Naples, parce que son individualité gêne, dit-on, l’unité de l’état italien. Il n’y a plus que l’Angleterre où ce n’est pas un paradoxe de dire que le meilleur gouvernement est celui qui assure le mieux la liberté de chaque citoyen. Partout ailleurs le meilleur gouvernement est celui qui sacrifie le plus lestement les individus à l’état.

Je pourrais citer de grands exemples de cette haine ou de cet oubli de l’indépendance individuelle qui est le caractère distinctif de l’esprit de notre temps; j’aime mieux en prendre un tout petit, presque comique, quoiqu’un peu tyrannique, tout récent, quoique inaperçu. Je lisais dernièrement que les propriétaires du rond-point des Champs-Elysées seront tenus d’avoir de petits jardins devant leurs maisons, tous distribués et décorés de la même manière ; ils seront obligés d’entretenir ces jardins de fleurs de chaque saison, et, s’ils ne se conforment pas à ces prescriptions de l’administration, ils pourront être expropriés pour cause d’utilité publique. J’ai voté autrefois, je m’en souviens, la loi pour régler la procédure de l’expropriation pour cause d’utilité publique : je ne m’étais point avisé qu’une pareille application fût jamais possible. Et notez que je ne veux presque pas blâmer l’administration de pousser à ce point le goût de l’uniformité et de la décoration : cela plaît à l’esprit du temps, cela plaît aux Parisiens, encore plus aux provinciaux, qui viennent à Paris comme à l’Opéra. Cela étonne seulement quelques vieilles gens qui se contentaient de l’uniformité des poids et mesures, et qui se passeraient volontiers de l’uniformité des maisons, de celle des jardins, et surtout de celle des idées.


I.

Si j’avais à classer les brochures que j’ai lues, j’en ferais volontiers deux catégories : les unes qui s’occupent de régler la question d’Orient en général, et qui par conséquent entrent beaucoup dans l’utopie et dans la conjecture; les autres qui traitent seulement d’une question en particulier: non pas que la question particulière ne touche quelquefois à l’utopie, non pas non plus que l’utopie générale ne rencontre pas dans son essor la question particulière. Il y a cependant une différence entre ces nombreuses brochures, et la différence tient surtout, selon moi, au genre d’esprit différent des auteurs. Je ne cache pas que je préfère ceux qui traitent un détail à ceux qui traitent de l’ensemble, ceux qui parlent de quelque chose à ceux qui