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grande salle du palais, ces pauvres vieux qui étaient venus se faire inaugurer. On aurait dit qu’on les avait enroulés dans le velours rouge et l’hermine, comme on enguirlande de fleurs les victimes. Pauvres gens! après avoir passé tant d’années sans sortir de leur retraite, on les en arrache dans l’hiver de leur vie pour les transplanter sur une terre neuve où fleurissent encore les restes du droit germanique. Qu’il doit être dur d’apprendre à dire ciaô[1], quand on a passé soixante-dix ans d’une vie sans tache à dire toujours cereja !... Le plus gai était le comte Sclopis (venu seulement pour présider la cérémonie), parce qu’il pensait à part lui : Une fois la cérémonie faite, je m’en retourne chez moi. » Ceux qui ont inventé la prétendue antipathie de race entre les Piémontais et les Lombards n’ont pas manqué de faire ressortir la tenue que conservaient après la guerre les militaires piémontais en Lombardie, toujours boutonnés jusqu’au cou, raides, le sabre au flanc, réservés dans leurs relations. — Les populations, disaient-ils, ne cachaient pas leur préférence pour les Français, plus familiers, plus lians. — A quoi on répondait, non sans quelque raison, que si les Piémontais sont boutonnés dans leurs uniformes plus que les Français, c’est affaire de discipline, et que si on s’empressait plus autour des Français, c’est qu’ils étaient des étrangers dont la bienséance exigeait qu’on s’occupât, tandis que les Piémontais étaient des frères à qui on fait les honneurs de la maison le premier jour, puis à qui on dit : « Vous êtes chez vous, allez, venez, faites ce qu’il vous plaira. »

En 1859, la Lombardie manifesta donc quelque surprise du nouvel état de choses; mais ces légers mouvemens, au lieu de s’aggraver, comme quelques personnes l’annonçaient, ne tardèrent pas à s’éteindre. C’est dans les premiers jours que l’on vit quelques nuages; au lieu de grossir, ils se dissipèrent. Et en effet d’où serait venue, d’où viendrait aujourd’hui encore une antipathie de races? Ce n’est pas, je pense, l’eau du Tessin qui aurait la vertu de rendre les gens ennemis. Piémontais et Lombards ont la même vie, les mêmes besoins, les mêmes espérances. S’ils ne parlent pas le même dialecte, ils ont une langue commune pour se comprendre. Des régimes politiques divers les ont rendus un peu étrangers les uns aux autres; avec la cause, l’effet disparaîtra. Il disparaît déjà. Il serait puéril de croire que ce qui est bon d’un côté du Tessin est mauvais de l’autre. S’il y a dans le régime municipal qui a fait la force de la Lombardie beaucoup à prendre, le Piémont est mûr pour en profiter. S’il y a des sacrifices à faire de part et d’autre,

  1. Ciaô est le terme dont les Milanais se servent pour se dire bonjour familièrement ; cereja est le terme employé à Turin au même usage.