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Les circonstances sont différentes, le dévouement est le même. Quels miracles de courage chez ce pasteur aux paroles si tendres! Ricimer, Odoacre, Théodoric, l’ont vu tour à tour se lever devant eux, faisant reculer les épées et arrachant les victimes aux bourreaux. Du commencement à la fin de cette histoire, partout où il y a une guerre civile dans la Haute-Italie, partout où il y a une ville prise d’assaut, Épiphane apparaît sur la brèche. A vingt-huit ans, il était simple prêtre, lorsque son vieil évêque, à la veille d’expirer, disait aux citoyens de Pavie : «Mes enfans, voici le pasteur que je vous recommande d’élire après ma mort. Il y a bien longtemps déjà que je ne suis évêque que par lui; il était ma tête, mes jambes, mes yeux, ma parole, ou plutôt nous étions un évêque à nous deux. » Il fut élu, et vingt-cinq ans plus tard Théodoric disait à ses Goths : « Épiphane est la muraille de Pavie. » Entre la recommandation de l’évêque mourant et ces paroles du grand roi barbare il y a toute une vie d’abnégation et d’héroïque bonté. Ce n’est pas un génie fondateur comme Séverin, c’est l’homme de la consolation et de la paix, le protecteur des peuples menacés, le sauveur de ceux qui vont mourir. Désintéressé dans les luttes au milieu desquelles disparaît l’empire romain, il ne connaît que le parti de l’humanité. M. Thierry ne trace pas le tableau suivi de cette bienfaisante existence ; avec un art très habile, il en raconte les épisodes à mesure que l’histoire générale les amène, et c’est chaque fois une émotion nouvelle quand on voit, à l’heure du péril, accourir le doux libérateur. La société civile et l’armée ont aussi des héros; s’ils ont été perdus jusqu’ici dans les confuses annales de cette époque, ils n’échapperont pas aux regards de l’historien. Une sympathie pieuse éclaire son érudition; on sent qu’il éprouve une joie d’honnête homme à glorifier les dévouemens ignorés. Connaissiez-vous Jean Daminec, Marcellinus, Sabinianus? Ce sont les derniers des Romains, et l’on dirait parfois que ce sont les premiers des chevaliers, tant il y a chez eux un sentiment de délicatesse et d’honneur uni aux rudes vertus de l’ancienne Rome. Ces figures et d’autres encore, vivement détachées du sein de la foule, impriment un caractère d’élévation morale à ce dramatique tableau.

Il y a en effet une haute pensée dans le livre de M. Amédée Thierry. Ce n’est pas assez d’y louer l’érudition et l’art, l’importance des découvertes et l’habileté de la composition; après nous avoir instruits et intéressés, l’historien s’adresse à notre conscience. Si M. Thierry n’avait fait que ressusciter une époque dédaignée avant lui, s’il s’était borné à mettre en lumière les trois phases d’une révolution dont l’histoire ne rendait pas un compte exact, ce mérite, si grand qu’il fût, ne justifierait pas l’émotion qu’on éprouve en lisant ses récits. La pensée qui inspire ces belles pages et qui