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étaient devenues le plus odieux des supplices. Instrumens et tout ensemble victimes du despotisme, les curiales étaient chargés de payer et de faire payer l’impôt. C’était à eux de dépouiller le propriétaire, à eux de poursuivre le tributaire insolvable, de le vendre comme esclave, de vendre aussi sa femme, ses enfans, et de les livrer au fouet. Que le curiale ne dise pas : « Je ne veux pas être victime, je ne veux pas être bourreau, je renonce aux dignités du municipe; » la loi impitoyable l’enfermera dans cette dignité comme dans une geôle. En vain essaierait-il de fuir, l’armée du fisc saura bien l’atteindre. L’église elle-même, le sacerdoce chrétien, qui lui offre un refuge, pourra lui être interdit au nom des lois. Sans la défense des empereurs, et des empereurs les plus chrétiens, tous les décurions de l’empire se fussent empressés de se faire clercs. M. Guizot, en traçant à grands traits cette situation du régime municipal, a jeté une lumière toute nouvelle sur la dissolution de l’empire romain. Il y a là une cinquantaine de pages qui forment le guide le plus sûr, le programme le plus complet de cette histoire. L’indication n’est pas demeurée stérile; le regrettable M. Lehuérou a donné, dans le meilleur chapitre de ses Institutions mérovingiennes, la démonstration péremptoire des faits signalés par M. Guizot. Plus récemment, M. Ozanam dans quelques pages sur la Civilisation au cinquième siècle, hier encore M. de Montalembert dans ses Moines d’Occident, ont ajouté de nouveaux détails aux tableaux de leurs devanciers. Désormais la peinture est complète; une des plus vives images que l’école historique de nos jours ait gravées, c’est assurément celle de la nation romaine, dispersée ou détruite par la fiscalité impériale. L’impôt se renouvelant sous maintes formes, et les peines de l’insolvable s’aggravant toujours, l’inévitable destinée des tributaires était la fuite ou la mort. Nul ne voulait plus posséder cette terre maudite qui n’enfantait plus que la misère et des tourmens mille fois pires. On fuyait, dit Zosime ; on fuyait, dit Salvien; on fuyait, dit l’empereur Majorien dans un de ses décrets, où il essaie, mais trop tard, de porter remède au mal et de reconstituer la nation[1]. Les uns cherchaient un refuge dans le sacerdoce, et c’est là une des causes qui expliquent les désordres de la société ecclésiastique si peu de temps après l’ère des martyrs : la nécessité, plus que la foi, avait décidé bien des vocations. Les autres deman-

  1. « Erat videre fugam omnium et profectionem ad extraneos... » (Zosimi, Historia nova, lib. II.) — «Nomen civium Romanorum nunc ultrô repudiatur ac fugitur... etiam hi qui ad barbaros non confugiunt, barbari tamen esse coguntur... » (Salvianus, De Gubernatione Dei, lib. V.) — «Huc redegit iniquitas judicum et exactorum plectenda venalitas ut multi patriæ desertores occultas latebras elegeriut et habitutionem juris alieni. » (Divi Majoriani Augusti imperatoris Novellœ, tit. I.)