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presse un peuple joyeux. On entend bien çà et là des cris de douleur et de rage : ce sont les Bagaudes pillés par les agens du fisc et réduits eux-mêmes à piller les campagnes, c’est quelque jeune fille que son père a prostituée, dit l’historien Zosime, afin de payer l’impôt; c’est encore... Qu’importe? Ces bruits vont se perdre dans les acclamations de la multitude, dans les hommages retentissans du sénat, dans ces panégyriques des rhéteurs répétés par des milliers de voix. N’écoutons pas les protestations des malheureux en guerre avec le fisc ; croyons-en les orateurs et les cris de joie du cirque : la société romaine vit heureuse au sein de cette hiérarchie grandiose. Toutes les traditions de l’histoire, tous les efforts du génie de l’homme sont résumés dans ce chef-d’œuvre d’organisation, véritable couronnement du monde antique : c’est la majesté du pouvoir oriental unie à la sagesse, à la science, à la législation perfectionnée de l’Occident.

Un demi-siècle s’écoule, et tout ce bel ordre a disparu. L’empire est toujours debout, les cadres de la société sont restés ce qu’ils étaient; il semble que l’immense machine politique fonctionne comme autrefois : seulement un peuple nouveau est en train de se substituer à l’ancien peuple, et de là une effroyable mêlée, tragique ou risible tour à tour, de là des disparates inouïes, l’extrême barbarie et l’extrême civilisation confondues, en un mot le plus étrange, le plus dramatique bouleversement que le monde eût jamais vu. Ce nouveau peuple, ce sont les Barbares, qui viennent prendre place au sein de l’empire. Je ne parle pas de ces Barbares qui arrivaient le fer et le feu à la main, dévastant les campagnes, saccageant les villes, égorgeant les populations : je parle des Barbares enrégimentés au service de Rome, des fédérés, comme on les appelait, de ceux qui s’emparèrent du monde romain en combattant pour sa défense. Ce fait, si peu remarqué jadis, a été mis en pleine lumière par la critique moderne. Dès la fin du IVe siècle, la divine hiérarchie impériale, tant glorifiée par les rhéteurs, ouvre ses rangs aux Suèves et aux Vandales. La farouche aristocratie des forêts siège à côté de l’élégante et voluptueuse noblesse de la vieille Rome. Au milieu des clarissimes, des nobilissimes, des perfectissimes, au milieu même des illustres, et sur les marches du trône, on aperçoit, hautains et triomphans, les fils de ces chefs germains qui avaient paru naguère, les mains liées, dans le cirque de Trêves. Les empereurs sollicitent leur appui, les patriciens les courtisent : Aétius, le vainqueur d’Attila, s’était marié à une princesse barbare pour affermir son crédit à la cour impériale. Mais bientôt il n’y a plus d’Aétius; les armées de Rome n’étant plus composées que de Barbares, un Barbare les commande. C’est un Suève, un Alain, un Burgonde, qui, sous le titre