Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/344

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’avancement de l’art sur un terrain plus élevé et plus grand voulait des règles nouvelles. Les immortels créateurs du drame, Eschyle, Sophocle et Euripide, eurent pour thèmes Hercule et Thésée, les fatalités de la maison de Laïus, les guerriers qui assiégèrent et qui défendirent Troie, et les vengeances dans la maison des Atrides. C’étaient des dieux et des héros, ce n’étaient pas des hommes; aussi aucun de ces trois poètes ne fut-il tenté de s’engager dans les profondeurs de cette humanité qui est devenue un des grands objets de l’art moderne. De là la simplicité d’action. On peut présenter comme un type de ce drame antique le Prométhée enchainé d’Eschyle. Aux confins de l’univers, Vulcain et la Force, exécuteurs des ordres cruels de Jupiter, clouent Prométhée sur un rocher, Prométhée, le bienfaiteur des humains malgré le vouloir des dieux. Muet et indomptable tant que ses bourreaux le supplicient, le titan exhale sa plainte quand ils sont partis : l’Océan et les néréides viennent gémir avec lui, tous le sollicitent de fléchir sous la main qui l’accable; mais il possède un secret fatal à Jupiter, secret que rien ne peut lui arracher, et qui, provoquant une nouvelle explosion du courroux du roi des dieux, clôt la pièce, la pièce qui ravissait, non sans raison, les Athéniens, car une grande et sonore poésie, des chœurs graves et religieux, ces lamentations des dieux et des élémens, ces mystères de l’inaccessible Caucase et de la destinée humaine, tout jetait dans l’âme l’admiration et la terreur, ces deux passions de la tragédie. Ainsi firent Sophocle et Euripide. Puis vint, après les grands poètes, le grand philosophe qui, ne généralisant jamais que d’après les faits, tira du drame tel qu’il le connaissait les règles du drame : l’unité d’action, de temps et de lieu.

Autre fut la condition de Shakspeare. C’étaient non plus des dieux et des demi-dieux qu’il avait à mettre en action, — mais des hommes, et des hommes venus des quatre points de l’horizon européen, tous avec des attributs dont son génie lui faisait sentir les différences profondes, tout en lui inspirant la tentation d’ourdir avec tant de fils si divers la trame de ses pièces. Ainsi disparut non l’unité, mais la simplicité d’action, et avec elle l’unité de temps et de lieu, qui devint incompatible avec les nécessités du nouveau drame. Ces nécessités provenaient de la nature des matériaux dramatiques qui s’étaient préparés, et ces matériaux eux-mêmes provenaient de l’histoire tout entière du moyen âge. Rien ne fut fortuit ni arbitraire. Faites, à l’exemple de Ducis, de Macbeth un drame classique; mettez en un temps, en un lieu, un seul fait accompli, Macbeth tenté, assassin, et puni en vingt-quatre heures, et dans son château : vous avez le drame classique. Au contraire laissez à Shakspeare le maniement du vieux récit, la tentation, l’assassinat et la punition, qui font le nœud de la vie de Macbeth comme l’ac-