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saxonne, non pas française, mais un mélange de toutes les deux, où le saxon domine, mais où le français tient sa part. Il avait fallu trois siècles pour cette élaboration; jusqu’au XIVe siècle, il n’est pas question de langue anglaise, d’auteurs anglais, de littérature. Et comment en aurait-il pu être autrement, puisqu’il n’y avait pas encore de langue, et que la vieille et la nouvelle étaient dans un état de décomposition et recomposition qui n’en permettait aucun usage? Là se reproduisait sur un plus petit théâtre ce qui s’était produit sur un plus grand en Italie, en Espagne, en Gaule, quand les langues romanes sortirent d’une décomposition et recomposition analogues. J’insiste avec opiniâtreté sur ce point de vue d’une langue qui se développe et d’une littérature qui naît, ou réciproquement d’une langue qui se défait et d’une littérature qui tombe : non pas que j’entende attribuer par là aux phases de la langue les phases concomitantes de la pensée publique; mais je prends, dans les périodes de formation, l’état variable de la langue comme un indice apparent, irrécusable, des mutations profondes qui autrement se déroberaient à l’œil. Ce n’est pas le mercure du baromètre qui est la cause des inégalités de la pression atmosphérique, mais c’est lui qui en retrace avec la plus rigoureuse exactitude les moindres variations. Donc, quand l’Angleterre commença d’avoir une langue, elle commença d’avoir une littérature, et Chaucer, le vieil imitateur de tout ce qui s’était fait en France et en Italie, est, dans cette voie ouverte, le premier qui ait laissé un souvenir durable. Les choses de la vie, soit végétative, soit intellectuelle, demandent toujours un temps pour leur maturité; la pleine maturité ne se produisit que dans la fin du XVIe siècle pour l’Angleterre, retardée, comme on l’a vu, et un peu plus tôt pour l’Espagne, retardée, elle aussi, par d’autres raisons historiques, et elle se produisit alors que l’Italie commençait à baisser, et que la France n’était pas encore complètement sortie de l’éclipsé subie au XIVe siècle.

Les lois du développement de la science générale ont été découvertes par Auguste Comte, qui demanda vainement aux ministres d’alors une chaire pour les exposer, mais qui du moins en traça la lumineuse et immortelle esquisse dans son livre. Les lois du développement de l’imagination ne sont pas moins effectives, et elles attendent un historien qui soit pour elles ce que fut Comte pour les sciences. À cette époque du XVIe siècle dont je parle, la littérature occidentale avait accompli, soit par la plume de la France, soit par celle de l’Italie, la grande phase des épopées, des narrations légendaires, des récits de toute sorte, et elle entrait de tous côtés dans celle des créations dramatiques; mais ceci ne pouvait être l’œuvre ni de l’Italie ni de la France, l’Italie, dont la verve s’épuisait, la France, qui cherchait encore la sienne : ce dut donc être l’œuvre