Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/340

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en France, la pensée publique abandonna et laissa flotter les intérêts moraux qui depuis plus d’un siècle lui étaient devenus si chers, il ne se trouva en Europe aucune nation qui pût la remplacer, pas même l’Angleterre, qui aurait semblé y être toute préparée. Toutefois, si cette torpeur devait durer, il surgirait certainement un autre agent de rénovation et de destinées inévitables; mais bien des symptômes qui apparaissent témoignent qu’elle ne sera que transitoire. Au reste, ces balancemens entre les grandes nations européennes depuis un millier d’années vont être représentés, à un autre point de vue, dans le chapitre suivant à propos de l’éclat littéraire de l’Angleterre à la fin du XVIe siècle.


V. — PLACE HISTORIQUE DU DRAME ROMANTIQUE CRÉÉ PAR SHAKSPEARE. — CONCLUSION.

Dans la Revue[1], il y a quelques années, à propos de la farce de Patelin, j’indiquai très brièvement les conditions historiques qui avaient fait apparaître sur la scène l’Angleterre, Shakspeare et le drame romantique, à une époque qui, pouvant sans doute être reculée ou ajournée, n’aurait pu être avancée. Aujourd’hui c’est le lieu de reprendre cette esquisse et de l’appuyer à la nouvelle notion introduite par M. O’Connell dans l’exégèse du grand poète anglais, celle des races et des peuples.

Vu la supériorité italienne depuis le courant du XIVe siècle, vu l’influence qu’elle exerça sur la littérature française dans le XVIe siècle et au commencement du XVIIe on s’était imaginé, et les Français non moins que les autres, que cette situation n’était que le prolongement d’une situation antérieure, et que plus on remontait haut, plus elle devenait manifeste et grandissait. C’était confondre les Italiens avec les Latins. Quand on chercha dans les monumens les traces de cette source de littérature qui aurait coulé de l’Italie vers la France, on ne trouva rien de pareil. L’étonnement fut grand, mais le fait est réel. Dans le haut moyen âge, la production littéraire appartient non à l’Italie, mais à la France, soit langue d’oc, soit langue d’oïl. Et non-seulement là est l’invention et la culture, mais encore ce qui s’invente et ce qui se chante a le privilège de plaire à l’Italie, à l’Espagne, à l’Allemagne, à l’Angleterre; toute la féodalité européenne fut captivée par les types créés.

Si le régime féodal avait été destiné à une durée plus longue, si les conceptions littéraires qui y trouvaient leur aliment avaient eu place et temps pour se développer avec plénitude, il est possible que le drame, qui commençait par des mystères, fût devenu, comme en Grèce, religieux et héroïque, et eût représenté les légendes

  1. Livraison du 15 juillet 1855.