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rangé parmi les navigateurs futurs qui, le long des siècles qui s’écoulent, accomplissent la prédiction du fils de Priam!

Ceci me conduit à deux remarques qu’en ma qualité d’érudit j’aurais quelque scrupule d’omettre, et qui d’ailleurs sont en rapport direct avec notre sujet. M. O’Connell, donnant pour attribut du caractère teuton la conscience prise au sens sinon du remords pour une mauvaise action, au moins d’arbitre de nos impulsions bonnes ou mauvaises, la refuse aux Romains dans son esquisse de leur caractère; il dit que conscientia, dans une acception réellement morale, ne se montre peut-être pas avant Tertullien, assertion qu’il met en avant sur la foi de sir W. Hamilton, et qu’il corrige en citant le dicton rapporté par Quintilien : La conscience vaut mille témoins. Mais c’est s’arrêter beaucoup trop tôt que s’arrêter à Quintilien. D’abord voici Sénèque disant que la conscience flagelle les mauvaises actions (Ep. 97), et Salluste qui dépeint Catilina tourmenté par sa conscience (conscientia mentem vexat, Catil. 15). Cicéron ne se sert pas moins de ce beau mot, soit qu’il énonce que grand est le pouvoir de la conscience, aussi bien pour élever au-dessus de toute crainte ceux qui n’ont rien à se reprocher que pour mettre incessamment la punition devant les yeux des coupables (Mil. 23), soit qu’il exprime que dans la conscience même est un prix suffisant de la plus belle action (Phil. 2, 44), soit qu’il déclare que sa conscience lui est plus chère que les discours du monde (Attic. 12, 27), et que nul, dans le cours de la vie, ne doit s’écarter le moins du monde de la droite conscience (Attic. 13, 20). Cicéron emploie souvent la locution conscientia animi, qui est singulièrement expressive, puisque animus signifie à peu près ce que nous entendons par le moral. Une multitude d’autres exemples pourraient être trouvés dans les anciens auteurs latins. Que serait-ce si j’ajoutais les autres mots semblablement composés, le verbe conscire et l’adjectif conscius, le nil conscire sibi de Juvénal et le conscia virtus de Virgile? Les Latins ont admirablement développé le thème que four- nissait cette composition de cum et de scire (savoir avec soi-même), et ils en ont fait le miroir du moral. Chose singulière, une si féconde expression manque aux Grecs, ces pères de la morale philosophique; mais ce serait juger inconsidérément, si l’on pensait que l’idée leur a fait défaut. Combien de fois, en comparant les différentes langues, ne voit-on pas qu’un terme essentiel est remplacé soit par des périphrases, soit par des détournemens de sens! Byron, dans son Don Juan, employant le mot français ennui, et regrettant de n’en pas trouver l’équivalent dans sa langue, s’étonne que les Anglais, ayant si bien la chose, n’aient pas le mot.

A ce défaut de conscience, défaut imaginaire, <à en juger par ces textes, M. O’Connell rattache, dans le caractère romain, une autre