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lisent les matériaux que l’histoire, le mythe, la légende leur apportent ; et si l’on veut un langage plus précis, chaque développement de l’histoire produit un nouveau flot d’imagination, masse toute prête pour la main du génie. Le moyen âge a été prodigieusement fécond en ces créations variées auxquelles la France, soit de la langue d’oïl, soit de la langue d’oc, a eu une si grande part, et desquelles Dante, par toutes les fictions de descente aux enfers composées dans les XIIe et XIIIe siècles, a tiré sa Divine Comédie, l’Arioste son Roland, par nos chansons de geste, et Shakspeare ses drames immortels, par des récits empruntés aux littératures.

Shakspeare, comme Molière, prit son bien où il le trouva. Son génie à lui fut d’avoir une vue si claire et si précise des linéamens que lui fournissaient ses originaux, que, quelque loin que son imagination le portât en remaniant le thème donné, il semble toujours ne faire que suivre le trait et achever le dessin commencé. Revenez en effet sur ces trois grands drames dont il vient d’être question, et considérez d’abord cet Iago et les autres personnages italiens, puisque le récit d’Italie n’a eu aucun souci d’autres gens que ceux du pays. Jean-Jacques Rousseau, en rappelant les beaux sites qu’il a immortalisés dans son Héloïse, dit de Julie, de Claire, de Saint-Preux : « Ne les y cherchez pas. » Je dirais de même : Dans le récit primitif, ne cherchez pas cette poésie dramatique qui se développe en une action toujours croissante, en des dialogues si décisifs, en des vers si riches d’imagination et d’idéal ; mais cherchez-y les points d’où Shakspeare est parti, et cela posé, demandez-vous si ce Raphaël du drame, suivant l’heureuse expression de M. O’Connell, a fait autre chose qu’illuminer ce qui était obscur, idéaliser ce qui était vulgaire, et imprimer au tout cette réalité de l’art, plus vraie, à un certain point de vue, que la réalité donnée. Ce côté du génie de Shakspeare s’éclaircira à l’aide d’un contraste fourni par un poète illustre duquel je pense, comme Voltaire, que plus on le lit, plus on admire. Racine a, dans Bajazet, mis en tragédie un récit turc, comme Shakspeare a mis un récit italien ; mais à peine est-il entré dans le sérail, qu’il oublie absolument où il est : la cour de Versailles apparaît aussitôt sur la scène, et les nobles seigneurs et les grandes dames viennent en habit ottoman dire ce qu’ils diraient en habit français. Les vers sont beaux, les situations touchantes, et Racine est toujours Racine ; mais si un pareil sujet était échu à Shakspeare, on aurait vu, au lieu de quelques sentimens bien choisis et bien rendus, une situation véritablement ottomane se dessiner, la scène s’étendre et se compliquer, l’unité de caractère se poursuivre au lieu de l’unité d’action, et le drame romantique apparaître. « Un grand poète a l’unité de son génie, » dit M. O’Connell ; celle de Racine est dans l’heureuse expression des sentimens ; celle