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Comte à l’ensemble des sciences, fut un trait de lumière bien vif, montrant qu’il existe une science générale, ce qu’elle est et comment les membres qui la composent sont aussi subordonnés l’un à l’autre que le sont par exemple les différens membres de la mathématique ou de l’astronomie. Cette claire vue n’est venue que très tard, si bien qu’il a été possible à une philosophie rudimentaire de placer au début et à l’origine de l’humanité une liante sagesse dont nous chercherions péniblement à retrouver les débris. C’est une faute connexe et non moins grande d’attribuer au début et à l’origine de l’humanité une suprême beauté perdue dans le lointain des âges et à peine entrevue par des générations grossières et dégénérées, ou, si l’on veut et pour exprimer cette opinion comme on l’exprime, de penser qu’à un certain moment la beauté est éclose pour ne plus revenir et ne plus avoir que des copies incessamment dégradées, et que les modèles classiques de Grèce et de Rome sont le terme au-delà duquel tout décroît. Ce qui prouve que ces modèles, dont au reste je suis un des fervens adorateurs, n’ont pourtant qu’une splendeur relative, c’est que l’Iliade, tout Iliade qu’elle est et toute pleine d’une merveilleuse poésie, si elle apparaissait aujourd’hui et comme produit de l’art du XIXe siècle, serait informe et puérile, et ce qu’elle a de plus vraiment beau, vu sous le faux jour d’un milieu qui n’est pas fait pour elle, se dégraderait aussitôt, tant il est vrai que rien dans l’art ne peut être dérangé, que la poésie homérique ne garde son charme infini qu’à la condition d’avoir son vêtement ionien, de se marier au bruit de l’Hellespont et aux ombres de l’Ida, et de nous raconter dans une langue harmonieuse et antique les antiques récits des dieux et des héros. A ce point de vue, il sera vrai de dire que non moins que les œuvres de science, les œuvres d’art s’ajoutent les unes aux autres et se complètent, tendant ainsi à constituer un immense idéal qui se développe à mesure que se développe l’humanité.

Donc aujourd’hui il faut embrasser par la pensée ce vaste idéal, afin d’en considérer les stations lumineuses, c’est-à-dire celles qui sont signalées par l’apparition de quelque grand génie. Un esprit comme M. O’Connell, que la nature et l’étude ont fait éminemment philosophique, s’est placé naturellement dans l’ordre d’idées où les chefs-d’œuvre s’apprécient et s’expliquent par l’histoire. Toute critique absolue est épuisée et surannée. Les œuvres d’art renferment d’abord ce qui est du lieu et du temps, puis si elles sont œuvres de génie, une part qui est destinée à tous les lieux et à tous les temps, et ce mélange inévitable est à la fois la cause qui les empêche de renaître et de se reproduire (car, ainsi que je l’ai dit, qui pourrait tolérer une nouvelle Iliade?) et la cause qui leur imprime une sin-