Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/311

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fait défaut quant à l’exécution réfléchie et particulière; mais la Divine Comédie n’aura pas son Dante, la Divine Comédie, cette composition où la poésie s’enveloppe de la religion et de la philosophie du moyen âge, où l’amour qui adore place une Béatrix adorable, où même un reflet lointain du monde païen vient se faire entrevoir en cette merveilleuse création de Virgile, questa anima cortese mantovana, mettant sa main tranquille en la main tremblante du voyageur égaré et le confortant de la pâle, mais sereine lumière de son regard, — si tant est même qu’un esprit comme Dante, épris aussi bien des austères contemplations que des visions radieuses, ne se fût senti froissé dans le tumulte des mœurs féodales et n’eût gardé le silence. Shakspeare, aussi reculé de deux cents ans, ne domptera pas la loi du temps; au XIVe siècle, il fera des mystères où sans doute éclatera une féconde imagination, mais il n’y aura plus ni Hamlet, ni Macbeth, ni Juliette, ni Desdemona, ni toute cette foule de drames que seule permettait la vie plus ample du XVIe siècle. Au XVe Corneille mettra peut-être sur la scène l’héroïque intervention de Jeanne d’Arc, la défaite des Anglais, le, sacre du roi à Reims; Racine, la douloureuse histoire de la captivité de la vierge et de son martyre; mais ils ne seront vraiment ni Corneille ni Racine, c’est-à-dire de grands poètes pleins des beautés de la Grèce et de Rome, inspirés par un temps de politesse et d’élégance, et habiles à ravir l’admiration par des créations grandes et correctes, pompeuses et contenues, c’est-à-dire à réaliser l’idéal qui vivifiait l’âme de leurs contemporains. Si on ne peut reculer vers le passé les esprits créateurs, on ne peut non plus les avancer vers l’avenir. Les anciens chefs-d’œuvre ne se peuvent recommencer. Si Homère, Shakspeare et Racine revenaient au monde, ils se hâteraient, pour me servir des fortes expressions de Bossuet, de rentrer dans leurs tombeaux pour ne voir pas combien toutes les conditions d’art et de beauté qui firent leur vie sont changées. Aussi quand il y a des renaissances, elles portent d’autres noms, et les nouveau-venus se nomment Byron, Goethe, Schiller, André Chénier, Alfred de Musset.

M. O’Connell (c’est le nom de l’auteur de la Nouvelle Exégèse de Shakspeare) dit excellemment : « Tout génie de l’ordre suprême, particulièrement dans les arts, est l’expression, non l’instrument d’un avancement dans l’évolution sociale. » En effet, la condition relative, si évidente dans le développement scientifique, est, quoique plus cachée et en dépit de préjugés prévalens, réelle en la série des œuvres de l’art. Il y a dans les sciences des nécessités que l’esprit le moins exercé saisit comme insurmontables, et qui font que pour passer au degré supérieur il faut mettre le pied sur le degré inférieur. Cette conception, étendue fort heureusement par Auguste