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son « indigne élève. » M. Wroughton était d’ailleurs le tiers le moins bavard et le plus commode que pussent souhaiter deux personnes qui ont beaucoup à se dire et ne veulent pas tout dire à voix haute. Une fois absorbé dans son travail, il savait à peine ce qui se passait près de lui, et ne s’inquiétait guère de nous que lorsque nous venions réclamer expressément ses conseils; ainsi nous n’avions qu’à modérer un peu notre voix pour pouvoir traiter sans la moindre inquiétude les questions « réservées, » qui avaient trait aux affaires de cœur pour lesquelles Hugh était venu s’établir chez son frère.

J’aurais voulu profiter de ces libres entretiens pour éclaircir quelques-uns des doutes que me laissait la situation respective d’Owen Wyndham et des siens. Comment se trouvait-il, pour ainsi dire, en interdit par rapport à sa famille ? Quels événemens l’avaient isolé d’elle? Quelles fautes avait-il pu commettre qui missent ses plus proches parens dans l’obligation de le répudier ainsi? Je savais assez du monde pour n’ignorer point que les mauvaises têtes, — comme on les appelle, — trouvent chez leurs proches une assez large indulgence, quand ceux-ci n’assument pas la responsabilité pécuniaire des folies de jeunesse commises par les premiers. Or, depuis son mariage avec ma mère, M. Wyndham était complètement affranchi des charges que pouvait lui avoir léguées son passé, probablement fort orageux. J’en étais donc réduite à penser, ou qu’il avait fait à l’honneur de la famille une de ces brèches irréparables qui ne laissent place à aucun pardon, ou que, susceptibles à l’excès, les Wyndham ne voulaient pas excuser en lui ce que des gens d’une délicatesse moins outrée eussent pu oublier à la longue; mais si les Wyndham étaient ainsi, — et maintenant je m’arrêtais volontiers à cette idée, — pourquoi donc Godfrey les traitait-il de « misérables mendians? » Pourquoi m’avait-il imposé ce serment que vaguement je me blâmais d’avoir prêté trop à la légère?

Un jour que, tout en dessinant la ramure tourmentée d’un vieux chêne, j’agitais en moi ces obscurs problèmes : — Est-ce l’application seule qui rend à votre physionomie son caractère tragique? me demanda tout à coup Hugh Wyndham, qui déjà depuis deux ou trois minutes me contemplait en silence. Savez-vous bien que, si j’avais ici mon album à portraits, je vous saisirais dans cette attitude et avec ce grand air que vous avez... Seulement, au lieu d’un crayon, vous tiendriez une quenouille, et au bas du dessin, en caractères grecs, j’écrirais : Clotho.

Cette saillie m’arracha un sourire, et tout aussitôt le jeune étourdi jeta le morceau de papier sur lequel il s’apprêtait à exécuter sa menace. — Ah ! disait-il, voilà un tout autre visage : la Parque a disparu comme par enchantement.