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tion, pouvait leur sembler « suspect; » mais toutes leurs objections tombèrent quand ils surent que l’artiste en question était justement le «prétendu» de miss Sherer. Pour moi, ce fut une vraie joie que l’espoir de lier connaissance avec M. Henri Wroughton. J’aurais voulu cependant qu’il trouvât chez nous sa fiancée, et j’écrivis à miss Sherer pour l’engager à venir nous voir à Bampton-Chase; mais elle s’était promis de passer auprès de ses parens, dont elle allait se séparer pour jamais, ses derniers jours de liberté. Elle résista donc à mes instances et aux invitations réitérées de M. Wyndham, qui cherchait évidemment, par mille et mille complaisances, à rentrer en grâce auprès de moi.

Bampton-Chase me plut infiniment. Après tant d’étés passés dans les « villes d’eaux, » c’était pour moi une satisfaction réelle que de me retrouver dans une de ces résidences largement commodes, calmes, bien ordonnées, comfortables, que nous savons si bien cacher au fond de nos parcs touffus, derrière nos immenses pelouses. Celle-ci me rappelait Blendon-Hall et mon enfance. En me promenant seule dans les allées gazonnées des bosquets silencieux, je ne pouvais m’empêcher d’y souhaiter la présence de Godfrey. Quel plaisir mélancolique j’aurais eu, assise auprès de lui sur un de ces bancs rustiques, à lui raconter les années écoulées depuis notre dernière rencontre! A la jeunesse solitaire, à la jeunesse naturellement aimante, il vient de ces besoins d’épanchement qui vous feraient parler, si on ne se retenait, aux chênes eux-mêmes, aux oiseaux cachés sous les feuillages frémissans, aux nuages qui courent sous l’azur céleste. Je trompais cette soif impérieuse par un redoublement de travaux divers; mais une indicible rêverie venait souvent m’engourdir au milieu de mes livres et de mes cahiers. Je courais alors avec mon album devant quelque grand arbre rugueux, devant quelques rochers revêtus de mousses, et j’entassais étude sur étude pour avoir quelque chose à montrer à M. Wroughton, quand il nous arriverait.

Il s’annonça un beau jour tout à fait à l’improviste. La moins imparfaite de mes esquisses était encore inachevée. Je calculai qu’avant l’heure du dîner, j’aurais à peu près le temps nécessaire pour la mettre au point où je la voulais, et, profitant d’une magnifique après-midi, je courus m’installer dans la clairière, bordée de chênes et de sapins, où mon travail avait été commencé. Quel ne fut pas mon étonnement d’y trouver ma place prise!

Un jeune homme en costume de chasse était assis justement sur l’énorme souche qui d’ordinaire me servait de siège. Il me tournait le dos quand je l’aperçus, et dessinait de si grand cœur que le bruit de mes pas ne lui fit point tout d’abord lever la tête. J’eus donc le