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nière de radeaux, un plus grand nombre alla garnir le rempart; mais les machines de jet se trouvèrent hors d’état, les munitions manquaient, et il n’y avait aucun chef pour commander. Tandis que le sénat délibérait en tumulte et que l’empereur se cachait au fond du palais dans les bras de ses eunuques et de sa femme, Rufin monta sur une haute tour, d’où l’œil embrassait au loin la campagne, et de là, dit-on, il observa attentivement ce qui se passait. Il suivit de l’œil, d’un côté les Barbares courant les villages, menaçant la ville, égorgeant, incendiant sans opposition, de l’autre la foule inhabile et troublée qui s’agitait à l’intérieur, et put juger par lui-même de la force des premiers, de la peur et de l’impuissance des seconds. On assure qu’à l’aspect de son cher ennemi, comme s’expriment les contemporains, emporté par l’élan de sa joie, il éclata de rire à plusieurs reprises. Descendu de son observatoire, il se mit à parcourir la ville, affichant un air sombre et soucieux qui augmentait encore l’inquiétude publique, et aux demandes qu’on lui adressait de toutes parts, il répondait : « J’irai trouver Alaric; moi seul je puis affronter ce Barbare, et je l’oserai pour le salut de l’état. » Bientôt le bruit se répand qu’il s’arme et va partir avec une troupe d’amis dévoués. En effet ses plus chauds partisans se forment en ligne, ainsi que ses nombreux cliens, armés, rangés sous son drapeau, et offrant l’apparence d’une légion; lui-même prend place au milieu d’eux. Il monte un cheval de guerre, et présente complaisamment aux regards de la foule sa tête martiale et sa haute taille, que relève encore un riche costume barbare, car au lieu de l’habit romain, de la tunique militaire, ou plutôt de la toge qu’il eût dû revêtir, étant magistrat civil, le ministre d’Arcadius avait pris la décoration d’un chef goth. Une casaque en fourrure se croisait sur sa poitrine, un lourd carquois pendait à son épaule, et sa main droite portait un arc énorme qu’il faisait résonner en l’agitant. A la vue de ce préfet romain, accoutré en barbare et se pavanant sous cette peau de mouton comme sous un ornement plus digne d’un guerrier que la cuirasse romaine, bien des spectateurs se détournèrent indignés. « Où l’empire est-il donc tombé? disaient-ils en soupirant. Voilà un homme qui a monté sur le char des consuls, et qui administre la justice à des Romains, et cet homme ne rougit pas d’adopter les coutumes grossières des Gètes! Il troque contre leur ignoble parure la toge latine, cette noble décoration du Romain ! Les lois captives n’ont plus qu’à gémir sous un magistrat vêtu de peaux. » Ces murmures s’échangeaient à demi-voix; on se cachait par peur du tyran, on se cachait aussi parce que beaucoup croyaient voir en lui le seul homme qui pût sauver la république.

Le préfet et sa troupe s’élancèrent fièrement dans la campagne, qu’ils purent traverser sans être inquiétés par l’ennemi, et ils arrivèrent sains et saufs au camp des Goths. A leur rentrée dans Constan-