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beaucoup, je lisais encore davantage. Le français m’étant devenu familier, je m’adonnai à l’étude d’autres langues et d’autres littératures. Bref je tournais, je pense, au bas bleu, et peut-être ma santé souffrait-elle de tant d’application, car un jour (je venais, je crois, d’avoir quatorze ans) : — Alswitha, mon enfant, me dit ma mère, voudriez-vous monter à cheval?... M. Wyndham vous mènerait quelquefois au parc dans l’après-midi... — La tentation était puissante. Que de fois n’avais-je pas rêvé le joli costume des amazones et ne m’étais-je pas élancée au galop, à travers plaines et collines, sur les traces de la meute ardente, à la poursuite des daims et des renards! Mais, si j’acceptais, il fallait subir l’escorte d’Owen Wyndham, il fallait me montrer publiquement sous sa protection ; il fallait lui être obligée du service qu’il me rendrait en m’accompagnant, et cela lorsque, au fond de mon cœur, je ne trouvais qu’une aversion soupçonneuse! N’y avait-il pas là quelque chose de bas et d’avilissant? Aussitôt que cette idée se fut offerte à moi, mon parti fut pris. Je répondis à ma mère que je n’avais aucune envie de monter à cheval tant que nous habiterions Londres.

— Cela signifie peut-être, reprit-elle amèrement, que vous ne voulez rien devoir à M. Wyndham?

— Je ne puis empêcher qu’on interprète ainsi ma décision, repris-je sans vouloir mentir à ma conscience.

M. Wyndham, le lendemain au déjeuner, m’exprima son regret du parti que je prenais. — Vous ne serez jamais plus jeune et par conséquent plus apte à goûter un plaisir de ce genre. Et je ne pense pas non plus, ajouta-t-il en me regardant de la tête aux pieds avec une expression qui de lui à moi était une vraie nouveauté, que vous ayez jamais plus de beauté à faire valoir... — Ce compliment à moitié ironique, et qui, venant de M. Wyndham, ne m’agréait guère, me prouva cependant que ma mère et lui avaient changé d’opinion sur mes avantages extérieurs. J’avais beaucoup grandi depuis mon dernier voyage en France; je n’entendais plus à chaque instant, comme autrefois, des allusions à « mon teint sans éclat, » à ma « pâleur de morte, » à mes « yeux de spectre, » et je commençais à penser (sans en tirer autrement vanité) que la chère Eugénie ne se laissait point trop aveugler par sa bonne amitié pour moi quand elle s’écriait en me prenant familièrement la tête entre les mains : — C’est singulier comme elle est quelquefois belle, cette Alswitha!... Par exemple, c’est un vrai masque tragique !

Pourquoi ne pas l’avouer? ces innocens hommages m’allaient au cœur. Où est la jeune fille dont ils ne caresseraient pas la vanité naissante? Je me sentais donc ébranlée dans mes goûts de solitude, et j’en vins à me demander bientôt si, comme toutes les autres