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l’existence morale dans toutes ses manifestations. C’est là pour ainsi dire une question sous-entendue sur laquelle tout le monde tombe d’accord sans avoir besoin de s’expliquer, une question qu’on suppose et qu’on supprime, comme dans l’enthymème on enveloppe un des termes du raisonnement dans les deux autres. Il n’est pas étonnant que le public se soit assez rapidement ennuyé de s’entendre démontrer ce qui n’avait pas besoin d’être démontré. Les réalistes sont venus à leur tour, et, comme leurs devanciers, ils se sont appuyés sur une vérité partielle, à savoir que l’auteur dramatique devait s’inspirer des mœurs contemporaines et reproduire la vie de ses contemporains, et que si leurs prédécesseurs n’avaient pas réussi, c’est que, sous prétexte de littérature et en vertu de vieux préjugés de rhétorique, ils avaient voulu exprimer des mœurs qu’ils ne connaissaient pas intimement et une vie dont ils n’avaient pas vécu. Cette témérité pédantesque avait été punie, puisqu’au lieu de personnages vivant d’une vie réelle, ils n’étaient parvenus à créer que des pseudo-Grecs et des pseudo-Latins, ou des Espagnols et des Italiens de fantaisie. Il leur sembla que, pour éviter cet art de convention, il suffisait de mettre sur la scène des personnages contemporains et des mœurs contemporaines. Tout leur effort porta donc sur un seul point : ils travaillèrent de leur mieux à supprimer la distance qui sépare la scène de la réalité, à détruire cet intervalle, en quelque sorte cette rampe d’illusions, qui sépare les spectateurs du spectacle qui leur est donné. Nous avons plus d’une fois signalé les erreurs auxquelles nos jeunes auteurs dramatiques avaient été conduits par une fausse interprétation d’une vérité partielle, et nous n’y reviendrons pas, si ce n’est pour faire remarquer que la plus grande de ces erreurs était au fond la même que celle où leurs devanciers étaient tombés. Comme leurs devanciers, ils sont surtout coupables d’avoir embrassé avec trop d’opiniâtreté une opinion exclusive. Aussi l’expérience a prononcé sur leur tentative comme sur les tentatives de ceux qui les ont précédés. Le système dramatique qu’ils ont défendu avec énergie, et non sans éclat, est à peu près épuisé; il a enseigné au public à peu près tout ce qu’il pouvait lui enseigner. Nous savons aujourd’hui tout ce que ce système dramatique peut et ne peut pas nous donner.

Est-ce à dire cependant que, parce que toutes ces tentatives ont échoué tour à tour, il faille les condamner et les accuser de stérilité? Les trois écoles, ou plutôt les trois sectes dramatiques qui se sont succédé depuis trente-cinq ans, n’ont-elles rien fait? Non, leurs tentatives n’auront pas été stériles : ce drame nouveau qu’elles cherchaient, aucune n’en a compris les conditions complexes, mais chacune a découvert successivement quelques-unes de ces conditions. Aucune n’a eu l’instinct assez fort pour deviner l’ensemble et le plan symétrique de l’édifice désiré, mais chacune en a dessiné une des parties. Leurs expériences auront servi au moins à prouver qu’une vraie littérature dramatique n’est pas d’une invention aussi simple qu’on l’avait cru, et qu’il faut autre chose, pour prendre rang parmi les grands auteurs dramatiques, qu’une faculté puissante poussée jusqu’au génie ou l’appui d’une vérité partielle. Chacune de ces écoles aura laissé après elle un enseignement. Les romantiques nous auront appris pour toujours une vérité triviale que nous avions désapprise, et dont nous n’avions jamais été bien assurés en France: c’est que l’imagination doit jouer le premier rôle dans