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vu quelles inquiétudes l’agitaient au sujet du tsar Alexandre ; il faut l’entendre parler de la charte constitutionnelle acceptée en 1814 par Louis XVIII : « C’est, à mon avis, un monstre d’impuissance, d’indécence et d’ignorance. » Il faut lire les curieuses et presque ridicules raisons qu’il donne au roi de Sardaigne pour le défendre d’accepter une constitution, toutes raisons qui se résument en ceci : «Le mot de constitution n’est qu’un mot; le peuple le mieux constitué est celui qui est le mieux gouverné, et à cet égard votre gouvernement ne redoute aucun parallèle... Il y a des abus partout, et si quelques fredaines ont eu lieu çà et là, elles n’ont jamais été connues ni approuvées. » Plus tard, en octobre 1816, Joseph de Maistre baisse un peu le ton ; mais l’accommodement ne se fait toujours pas sans cette vivacité de langage qui semble le fonds principal de l’éloquence catholique : « Il y a longtemps que j’ai pris mon parti sur la charte. Elle fait beaucoup d’honneur au roi, mais très peu à la France : le premier, obligé de transiger avec les préjugés et l’effervescence du moment, a présenté très habilement à son peuple un amalgame qui s’accorde aussi bien qu’il est possible avec les idées courantes ; mais les Français, en allant gueuser une constitution chez les Anglais, sans savoir ni vouloir tirer parti des élémens qui sont chez eux, se déclarent à la fois vils et ignorans. Cependant, si je siégeais dans l’une des deux chambres, je défendrais à outrance la dernière syllabe de cette guenille de charte, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de sauver la France que de marcher avec le roi... Je suis au reste très porté à croire que le roi a trop d’esprit pour croire à la permanence de cette bulle de savon. »

Le système, en somme, est toujours le même : embrasser pour étouffer, et il est piquant de voir comment le défenseur du trône et de l’autel parvient à rejeter sur l’ennemi lui-même la responsabilité de son petit machiavélisme : « La corruption qui nous attaque n’a rien d’égal : elle a commencé pour la France à la régence; les philosophes ont continué et redoublé; les souverains et les hommes puissans ont été leurs complices; la révolution est arrivée par là-dessus; c’est une véritable putréfaction. Ce qu’il y a de déplorable, c’est qu’elle nous a gagnés, et que nous leur ressemblons tous plus ou moins quant à la morale politique. »

Au reste, la vérité le presse, et cette vérité lui vient de toutes parts, des remaniemens territoriaux de la sainte-alliance aussi bien que du travail progressif des nations et des libertés. « La révolution n’est pas finie, dit-il ; les principes révolutionnaires sont montés bien haut. On croit que les peuples peuvent faire des princes, et les princes eux-mêmes croient pouvoir en faire d’autres sans femmes ; voilà deux opinions terribles qu’il faut déraciner. La première, qui est la souveraineté du peuple, a malheureusement de grandes apparences de vérité en sa faveur; cependant ce n’est pas seulement une erreur, c’est une bêtise; la seconde est peut-être encore plus dangereuse. Il est bien à désirer qu’on en revienne aux anciennes idées, suivant lesquelles, pour faire un prince, il faut qu’un prince et une princesse viennent dans l’église promettre de nous en donner un. Toute autre manufacture doit être fermée et déclarée nulle. » — Après avoir défendu aussi agréablement les droits irrévocables de la légitimité et le droit sacré de la succession, Joseph de Maistre ajoute : « Si un prince dit ou laisse dire que tel autre prince n’est pas fait pour régner, comment sait-il que ses