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souverain ne peut pas gouverner, puisqu’il n’a qu’une tête et deux bras. Il se tuera de peine et de travail, il se mêlera de tout, il aura à peine le temps de dormir, et tout ira mal. »

L’expérience proposée ne réussit point, paraît-il. Les faveurs accordées aux jésuites excitèrent à Pétersbourg un grand mécontentement. Enfin le 21 décembre 1815, sur la proposition sans doute du prince Alexandre Galitzin, ministre des cultes (titre qui donnait des convulsions à Joseph de Maistre), un ukase impérial supprima leur collège et les fit tous arrêter. Il faut voir quelle peine Joseph de Maistre se donne pour tout atténuer dans cette affaire, et comme il s’inquiète de concilier ses devoirs périssables d’ambassadeur et de courtisan avec ses droits absolus de philosophe et de juge catholique. « Les personnes mêmes qui liront cet ukase avec chagrin trouveront de quoi louer l’empereur : il était en colère contre l’ordre, chaque ligne le prouve, et cependant, au lieu de l’expulser de ses états, il s’est borné à lui interdire les deux capitales. C’est un devoir de rendre justice à cette modération… D’un autre côté, il faut observer que chaque pays a ses formes ; de tout temps, les empereurs de Russie ont exercé cette plénitude de pouvoir. Je suis aussi éloigné de condamner que d’envier cette jurisprudence : Toute nation a le gouvernement dont elle a besoin. » Enfin l’émotion de Joseph de Maistre s’adoucit un peu à ces nouvelles qui lui sont d’une bien précieuse consolation : « Ces messieurs n’ont point été maltraités dans leurs personnes. Comme je l’avais pressenti dans ma dernière dépêche, ils ont été pourvus de pelisses et de bottes chaudes d’une très bonne qualité, et embarqués dans des kibitkas, voitures couvertes, quoique non fermées, où l’on peut s’arranger commodément. »

Ce petit échec, on le pense bien, n’ébranle guère les convictions du comte de Maistre. « A la place de tous ces grands ministres qui depuis vingt ans jouent au plus rusé sur la scène du monde, imaginez, dit-il, des frères capucins qui auraient enseigné à soigner son bien et à respecter celui des autres : l’univers serait en paix et souverain maître chez lui. Qu’a produit le lamentable partage de la Pologne ? C’est la chemise du centaure ; tous ceux qui l’ont revêtue en sont brûlés. Qu’est-ce que le puissant roi de France a gagné à l’acquisition d’une petite île imperceptible couverte de sauvages ? Il y a trouvé Buonaparte qu’il a amené à Paris. Qu’a-t-il gagné à soutenir la rébellion des Anglo-Américains ? Ses officiers en ont rapporté la révolution. Quel est le résultat final du machiavélisme intrépide de Frédéric II ? Son empire a duré moins que son habit, que tout le monde peut voir à Paris… » Il nous semble que Joseph de Maistre oublie un peu ici les vues impénétrables de la Providence ; aussi ne veut-il s’en prendre qu’à cette pauvre humanité, qui n’en peut mais. « J’ai trop vécu, ajoute-t-il, pour croire à une vaine amélioration de l’espèce humaine. Tous les exemples seront inutiles, et toujours on volera autour des échafauds. » Rien ne s’accorde mieux avec le célèbre passage de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg sur le bourreau. Du reste, on en trouve l’équivalent dans les lignes suivantes de cette correspondance : « Il est fâcheux qu’une potence soit un meuble nécessaire d’administration publique ; cependant rien n’est plus vrai. »

Une des choses que redoute au plus haut degré le comte Joseph de Maistre, c’est de voir l’élan révolutionnaire passer des peuples aux souverains. On a