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amers du passé. Les esprits, si divisés sur tant de questions, ne se rencontrent avec unanimité que dans leurs sentimens à l’égard de la France : les distinctions de la grande, de la petite Allemagne, des fédéralistes, des unitaires, disparaissent aussitôt qu’il s’agit de la sécurité de la confédération. L’Allemagne, rendue défiante par le spectacle du continuel divorce qui s’opère, dans la politique italienne, entre les faits et la diplomatie, ne cherche plus la pensée secrète du gouvernement de Napoléon III que dans les productions d’une littérature révolutionnaire et agressive qui a soulevé tour à tour toutes les grandes questions européennes. Elle s’est indignée en voyant des écrivains préparés à la politique par le roman offrir des conseils dangereux au descendant du grand Frédéric, des diplomates improvisés découper la carte de l’Europe au gré d’une ignorante fantaisie. Les pamphlets français ont été traduits et commentés avec ardeur par toute la presse allemande : ce qui n’était que du dilettantisme politique prenait, pour les imaginations effrayées, les proportions d’une propagande entreprise contre toute l’Europe conservatrice et couvrant habilement les projets de conquête par l’étalage hypocrite de sentimens libéraux et démocratiques. Le patriotisme allemand y a répondu par une propagande en faveur de l’union; il saisit toutes les occasions de faire entendre de bruyantes protestations contre les projets qu’il attribue au gouvernement de la France. Aucune de ces sociétés nombreuses qui s’assemblent si souvent au-delà du Rhin pour discuter sur tous les sujets, sur les sciences, l’économie politique, la littérature, l’histoire, ne peut aujourd’hui se réunir sans qu’au milieu de ces pacifiques travaux on n’entende résonner une note guerrière. On célèbre tous les événemens, les héros, les anniversaires de la guerre de l’indépendance : l’esprit de 1813, réveillé après un demi-siècle, parcourt la nation entière; on n’élève plus des monumens à Schiller ou à Goethe, mais à Arndt et à Stein. Les assurances pacifiques de la France, si souvent répétées, ne sont plus reçues qu’avec d’injurieux soupçons, et n’empêchent point les officiers supérieurs de l’armée prussienne d’écrire des brochures où tantôt on traite « de la manière de combattre l’armée française, » tantôt on trace un plan d’invasion de la France, avec toutes les étapes marquées jusqu’à Paris.

Les esprits les plus réservés subissent eux-mêmes dans une certaine mesure l’entraînement général. Dans ces dernières années, on avait vu se former au-delà du Rhin un petit groupe politique animé d’idées analogues à celles que représente le parti de Manchester en Angleterre. M. Bunsen, familiarisé par un long séjour dans ce dernier pays avec des doctrines auxquelles son âme religieuse et philanthropique était toute disposée à s’ouvrir, y occupait