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rouvrir de temps à autre ces annales d’autrefois, de feuilleter ces pages de l’histoire sur lesquelles tant d’années et tant d’événemens ont jeté leur poussière. On y apprend que c’est une puérilité d’attribuer à un siècle ce qui est de toutes les époques, de faire dériver uniquement de l’esprit de révolution ce qui tient au mouvement des passions humaines et de combattre sans cesse le présent par le passé. L’entreprise d’Alberoni ne réussit pas, celle de Garibaldi est bien près de réussir; mais succès ou insuccès, peu importe : ce n’est pas cette vulgaire différence du dénoûment que je veux signaler entre ces tentatives nées de la même manière à un siècle et demi d’intervalle, également conçues et exécutées en dehors de toutes les conventions du droit public. Il y a une différence profonde, qui explique peut-être la diversité de fortune des deux expéditions. Les mêlées du passé étaient le plus souvent des luttes de princes, d’ambitions dynastiques, de maisons rivales; aujourd’hui une puissance nouvelle est intervenue dans les affaires du monde, une puissance dont les traités s’occupent trop peu : c’est celle des peuples, qui ont aussi leur droit écrit dans leur sang, dans leur génie, dans leurs aspirations légitimes d’indépendance, qui peuvent déconcerter les calculs par l’usage imprévu qu’ils font de ce droit, mais qui, même en le poussant à l’extrême, n’inventent pas ces procédés qu’on leur reproche comme une scandaleuse nouveauté. À ce tribunal invisible, où tout le monde est jugé selon ses œuvres d’après une justice suprême, les peuples ne sont pas les plus grands coupables, et dans ce conclave qu’une providentielle imprévoyance plaçait récemment à Varsovie, si l’Italie a comparu en accusée parce qu’elle veut vivre, je me figure que les princes présens ont pu voir passer, non sans émotion, une ombre accusatrice, l’ombre d’un peuple partagé, supprimé, aboli dans son indépendance et sa souveraineté, — et cependant Garibaldi ne vivait pas en ce temps.


CHARLES DE MAZADE.