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toit étincelant d’or, la villa rufinienne passait pour la merveille de ce siècle. Dans la demeure d’un si fervent catholique on n’avait eu garde d’oublier l’église; il en avait une en effet sous le vocable des apôtres Pierre et Paul, église non moins spacieuse que magnifique, à laquelle était joint un monastère chargé de la desservir. Elle s’achevait au départ de Théodose, et Rufin se hâta de la faire dédier, pendant l’absence de l’empereur, dans une cérémonie où personne ne lui disputerait le premier rang.

Malgré les éclats de son zèle catholique, Rufin n’était pas encore baptisé; il songea à l’être, et voulut que son baptême concordât avec la dédicace de son église, afin que ces deux souvenirs restassent confondus dans la mémoire des peuples. Il mit tout en œuvre pour donner à la fête une splendeur inaccoutumée; des évêques furent mandés des divers diocèses de l’Asie, et au jour marqué, le 24 septembre 394, un concile de dix-neuf prélats presque tous métropolitains se réunit à Constantinople, y discuta quelques questions de discipline ecclésiastique assez peu importantes, puis se transporta dans la villa rufinienne, pour y procéder à la double cérémonie de la dédicace et du baptême. Les évêques y trouvèrent déjà installés d’autres hôtes que Rufin avait fait venir des extrémités de la Thébaïde d’Egypte et des retraites monastiques du Pont. C’étaient des troupes de solitaires peu habitués à servir de comparses dans les spectacles du monde, mais qui n’avaient pas cru devoir se refuser au désir d’un homme si puissant. Ils étaient arrivés en assez grand nombre, la plupart conduits par leurs abbés et sous le costume souvent bizarre de leur ordre : les uns couverts de peaux de chèvre, d’autres presque nus, tous les cheveux et la barbe en désordre et présentant cet extérieur inculte qui passait alors pour indice de sainteté. Au milieu de cette austère assemblée, dont il se jouait au fond de l’âme, le fils du misérable Aquitain, le déprédateur de l’Orient, revêtu de la robe d’innocence, descendit dans la cuve baptismale, au sortir de laquelle Ammonius, célèbre solitaire du Pont, le reçut comme son père spirituel. Un des grands évêques du temps, Grégoire de Nysse, frère de saint Basile et célèbre aussi par son éloquence, ne dédaigna pas de prononcer, pour complaire à cet indigne maître, une improvisation morale qui nous a été conservée. Tel fut le baptême fastueux par lequel Rufin sembla ouvrir publiquement sa candidature à l’empire.

D’autres faits suivirent celui-là, et Rufin se montra de plus en plus hardi. A mesure qu’il osait davantage, il se sentait poussé par les hommes qui dans tous les rangs de la société avaient besoin d’un changement de règne; bientôt il put compter sur un parti redoutable non moins par le nombre que par la perversité. Arcadius ne voyait rien ou n’osait rien voir, content de haïr en secret son mi-