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trempée dans l’huile (10 centimes d’huile durent trois heures). Ceci est une économie funeste, car le travail à l’aiguille trop prolongé brûle les yeux ; mais qu’y faire ? Comptons 100 fr. pour le loyer, 115 fr. pour le vêtement, 36 fr. pour le blanchissage et 36 fr. pour le chauffage et l’éclairage, cela fait 287 fr. Il lui reste 216 fr. pour sa nourriture ou 59 centimes par jour, un peu moins de douze sous. C’est suffisant pour ne pas mourir de faim. Cependant personne au monde ne peut nier qu’au moindre accident qui viendra déranger l’équilibre de ce frêle budget, cette honnête et laborieuse femme va tomber dans la misère. Qu’elle reste une semaine sans avoir de l’ouvrage, qu’elle soit malade, qu’elle ait à payer un médecin, des médicamens, c’en est fait ; il faut qu’elle s’endette. Et comment paiera-t-elle ? Sur quel article fera-t-elle des économies ? Où est le superflu qu’elle se retranchera ?

Eh bien ! nous avons supposé un salaire de 2 francs ; mais combien de femmes atteignent ce salaire ? Ce n’est pas la chemisière, car pour gagner 2 fr. il lui faudrait coudre huit chemises par jour, ni la gantière, car pour gagner 1 fr. 80 c. il lui faudrait coudre six paires de gants par jour, ni la giletière pour confection, car pour gagner 1 fr. 70 c. il lui faudrait faire six gilets droits-ou six pantalons en un jour. Ce n’est ni la brodeuse, ni la dentellière, ni la frangeuse. Ce n’est pas la piqueuse de bottines, car la paire de bottines n’est payée que 1 franc, sur lequel il faut retrancher 15 centimes pour fil et cordonnet. En un mot, voici les faits dans leur inexorable évidence : une ouvrière qui gagne un salaire de 2 francs, logée dans un taudis, misérablement vêtue, a 59 centimes par jour pour sa nourriture, pourvu qu’elle ait le bonheur de se bien porter pendant les trois cent soixante-cinq jours de l’année. L’immense majorité des ouvrières reçoivent 50 centimes et même 75 centimes de moins. Comment vivent-elles ?

On ne peut guère deviner une pareille vie, si on n’a jamais essayé de pénétrer dans leur intérieur. Pour arriver à leur mansarde, il faut traverser une allée fétide et monter péniblement, dans l’obscurité, six étages. Leur étroite fenêtre ouvre sur les toits. Les lattes mal jointes qui supportent les ardoises laissent pénétrer la pluie en hiver et la chaleur en été. Point de cheminée, ni de poêle, ni de meuble : à peine un lit ou plutôt un grabat, et quelque méchant tabouret de paille. Le propriétaire, fort mal payé par des locataires qui manquent de pain, ne peut pas faire de réparations ; c’est tout au plus si la pauvre fille est défendue contre ses voisins par une cloison vermoulue. Les commissaires de l’enquête de 1851 parlent d’une femme ensevelie plutôt que logée « dans un trou de cinq pieds de profondeur sur trois de largeur, » et d’une autre « qui avait été obli-